Lui, comprit tout cela, que disaient si bien les pauvres yeux finissants. Et la pitié si tendre, qu’il avait déjà éprouvée à voir les rides et les cheveux blancs de sa mère, déborda comme un flot de son cœur très jeune ; il répondit à son appel par tout ce qu’on peut donner d’étreintes et d’embrassements désolés.
Mais ce fut de courte durée. Elle n’avait d’ailleurs jamais été de celles qui s’amollissent longuement ou du moins qui le laissent paraître. Ses bras dénoués, sa tête retombée, elle referma les yeux, inconsciente maintenant, – ou bien stoïque…
Et Raymond, debout, n’osant plus la toucher, pleura sans bruit de lourdes larmes en détournant la tête, – tandis que, dans le lointain, la cloche de la paroisse commençait de sonner le couvre-feu, chantait la tranquille paix du village, emplissait l’air de vibrations douces, protectrices, conseillères de bon sommeil à ceux qui ont encore des lendemains…
Le matin suivant, après s’être confessée, elle trépassa, silencieuse et hautaine, ayant eu comme une honte de sa souffrance et de son râle, – pendant que la même cloche, là-bas, sonnait lentement son agonie.
Et le soir, Ramuntcho se trouva seul, à côté de cette chose couchée et refroidie que l’on conserve et regarde quelques heures encore, mais qu’il faut se hâter d’enfouir dans la terre…
VIII
Huit jours après.
À la tombée du soir, tandis qu’une mauvaise rafale de montagne tordait les branches des arbres, Raymond rentrait dans sa maison déserte où le gris de la mort semblait épandu partout. Un peu d’hiver avait passé sur le pays basque, une petite gelée, brûlant les fleurs annuelles, mettant fin à l’illusoire été de décembre. Devant la porte de Franchita, les géraniums, les dahlias venaient de mourir, et le sentier d’arrivée, qu’on ne soignait plus, disparaissait sous l’entassement des feuilles jaunies.
Pour Ramuntcho, cette première semaine de deuil avait été occupée par les mille soins qui bercent la douleur. Orgueilleux lui aussi, il avait voulu que tout fût fait d’une façon luxueuse, suivant les vieux usages de la paroisse. Sa mère avait été emportée dans un cercueil garni de velours noir et de clous d’argent. Puis, il y avait eu les messes mortuaires, auxquelles étaient venus les voisins en grande cape, les voisines enveloppées et encapuchonnées de noir. Et tout cela représentait beaucoup de dépenses pour lui qui était pauvre.
De la somme donnée jadis, au moment de sa naissance, par son père inconnu, très peu de chose lui restait, la majeure partie ayant été perdue chez des notaires infidèles. Et à présent, il faudrait quitter la maison, vendre les chers meubles familiers, réaliser le plus d’argent possible pour la fuite aux Amériques…
Cette fois, il rentrait chez lui avec un trouble particulier, parce qu’il allait faire une chose, remise de jour en jour, et sur laquelle sa conscience n’était pas en repos. Il avait déjà visité, trié tout ce qui venait de sa mère ; mais la boîte contenant ses papiers et ses lettres demeurait encore intacte – et ce soir il l’ouvrirait peut-être.
Il n’était pas bien sûr que la mort, comme tant de gens le pensent, donne le droit à ceux qui restent de lire les lettres, de pénétrer les secrets de ceux qui viennent de s’en aller. Brûler sans regarder lui semblait plus respectueux, plus honnête. Mais aussi, c’était détruire à tout jamais le moyen de retrouver celui dont il était le fils délaissé… Alors, que faire ?… Et d’ailleurs, de qui prendre conseil, quand on n’a personne au monde ?
Au fond de la grande cheminée, il alluma la flambée des soirs ; puis il alla chercher dans une chambre d’en haut l’inquiétante boîte, la posa sur une table près du feu, à côté de sa lampe, et s’assit pour réfléchir encore. En face de ces papiers presque sacrés, presque défendus, qu’il allait toucher et que la mort seule avait pu mettre entre ses mains, il avait en ce moment conscience, d’une façon plus déchirante, de l’irrévocable départ de sa mère ; voici que des larmes lui revenaient, et qu’il pleurait là, seul, dans ce silence…
À la fin, il l’ouvrit cette boîte…
Ses artères battaient lourdement. Sous les arbres d’alentour, dans l’obscure solitude du dehors, il croyait sentir que des formes se précisaient, s’agitaient pour venir le regarder aux vitres. Il entendait des souffles étrangers à sa propre poitrine, comme si l’on respirait derrière lui. Des ombres s’assemblaient, intéressées à ce qu’il allait faire… La maison s’emplissait de fantômes…
C’étaient des lettres, conservées là depuis plus de vingt ans, toutes de la même écriture, – une de ces écritures à la fois négligées et faciles comme en ont les gens du monde et qui, aux yeux des simples, sont un indice de grande différence sociale. Et tout d’abord, un vague rêve de protection, d’élévation et de richesse détourna le cours de ses pensées tristes… Il ne gardait aucun doute sur la main qui les avait écrites, ces lettres-là, et il les tenait en tremblant, n’osant encore les lire, ni même regarder le nom dont elles étaient signées.
Une seule avait conservé son enveloppe ; alors il déchiffra l’adresse : « À madame Franchita Duval » … Ah ! oui, il se souvenait d’avoir entendu dire que sa mère, à l’époque de sa disparition du pays basque, avait pour quelque temps pris ce nom-là… Suivait une indication de rue et de numéro, qui lui fit mal à lire sans qu’il pût comprendre pourquoi, qui lui fit monter le rouge aux joues ; puis le nom de cette grande ville, dans laquelle il était né… Les yeux fixes, il restait là, ne regardant plus… Et tout à coup, il eut l’horrible vision de ce ménage clandestin : dans un appartement de faubourg, sa mère, jeune, élégante, maîtresse de quelque riche désœuvré, ou bien de quelque officier peut-être !… Étant au régiment, il en avait connu, de ces ménages-là, qui sans doute se ressemblent tous, et il y avait rencontré pour lui-même des bonnes fortunes inespérées… Un vertige le prenait, à entrevoir ainsi sous un aspect nouveau celle qu’il avait tant vénérée ; le cher passé chancelait derrière lui, comme pour s’effondrer dans un désolant abîme. Et sa désespérance se tournait en une exécration soudaine contre celui qui lui avait par caprice donné la vie…
Oh ! les brûler, les brûler au plus tôt, ces lettres de malheur !… Et il commença de les jeter les unes après les autres dans le feu, où elles se consumaient avec de subites flammes.
Une photographie pourtant s’en dégagea, tomba à terre ; alors il ne put se tenir de l’approcher de sa lampe pour la voir.
Et son impression fut poignante, pendant les quelques secondes où ses yeux, à lui, se croisèrent avec ceux à demi effacés de l’image jaunie !… Cela lui ressemblait !… Il retrouvait, avec un effroi profond, quelque chose de lui-même dans cet inconnu. Et instinctivement il se retourna, s’inquiétant si les fantômes des coins obscurs ne s’étaient pas approchés par derrière pour regarder aussi.
Elle eut à peine une appréciable durée, cette entrevue silencieuse, unique et suprême, avec son père. Au feu aussi, l’image ! Il la jeta, d’un geste de colère et de terreur, parmi les cendres des dernières lettres, et tout ne laissa bientôt plus qu’un petit amas de poussière noire, éteignant la flambée claire des branches.
Fini ! La boîte était vide. Il lança à terre son béret qui lui donnait mal à la tête et se redressa, la sueur au front, un bourdonnement aux tempes.
Fini ! Anéantis, tous ces souvenirs de faute et de honte. Et à présent les choses de la vie lui paraissaient reprendre leur équilibre d’avant ; il retrouvait sa vénération douce pour sa mère, dont il lui semblait avoir purifié, un peu vengé aussi la mémoire par cette exécution dédaigneuse.
Donc, son destin venait d’être fixé ce soir à tout jamais. Il resterait le Ramuntcho d’autrefois, le « fils de Franchita », joueur de pelote et contrebandier, libre, affranchi de tout, ne devant ni ne demandant rien à personne. Et il se sentait rasséréné, sans remords, sans frayeur non plus, dans cette maison mortuaire, d’où les ombres venaient de disparaître, apaisées maintenant et amies…
IX
À la frontière, dans un hameau de montagne. Nuit noire, vers une heure du matin ; nuit d’hiver inondée d’une pluie froide et torrentielle. Au pied d’une sinistre maison qui ne jette aucune lueur dehors, Ramuntcho charge ses épaules d’une pesante caisse de contrebande, sous la ruisselante averse, au milieu d’une obscurité de sépulcre. La voix d’Itchoua commande en sourdine, – comme si l’on frôlait de l’archet les dernières cordes d’une basse, – et autour de lui, dans ces ténèbres absolues, on devine d’autres contrebandiers pareillement chargés, prêts à partir pour l’aventure.
C’est maintenant plus que jamais la vie de Ramuntcho, ces courses-là, sa vie de presque toutes les nuits, surtout des nuits nuageuses et sans lune où l’on n’y voit rien, où les Pyrénées sont un immense chaos d’ombre. Amassant le plus d’argent possible pour sa fuite, il est de toutes les contrebandes, aussi bien de celles qui rapportent un salaire convenable que des autres où l’on risque la mort pour cent sous. Et d’ordinaire, Arrochkoa l’accompagne, sans nécessité, lui, par fantaisie plutôt et par jeu.
Ils sont d’ailleurs devenus inséparables, Arrochkoa, Ramuntcho, – et même ils causent librement de leurs projets sur Gracieuse, Arrochkoa séduit surtout par l’attrait d’une belle prouesse, par la joie de soustraire une nonne à l’Église, de déjouer les plans de sa vieille mère endurcie, – et Ramuntcho, malgré ses scrupules chrétiens qui l’arrêtent encore, faisant de ce projet dangereux sa seule espérance, sa seule raison d’agir et d’être. Depuis un mois bientôt, la tentative est décidée en principe, et, pendant leurs causeries des veillées de décembre, sur les routes où ils se promènent, ou bien dans les recoins des cidreries de village où ils s’attablent à l’écart, les moyens d’exécution se discutent entre eux, comme s’il s’agissait d’une simple entreprise de frontière. Il faudra agir très vite, conclut toujours Arrochkoa, agir dans la surprise d’une première entrevue, qui sera pour Gracieuse une chose terriblement bouleversante ; sans la laisser réfléchir ni se reprendre, il faudra essayer comme un enlèvement… ■ (À suivre)