Et cette paix, de plus en plus s’établit ; il semble qu’un suaire blanc peu à peu recouvre tout ici, pour calmer et éteindre.
Rien de bien particulier pourtant dans ce parloir si humble : quatre murs absolument nus sous une couche de chaux ; un plafond de bois brut ; un plancher où l’on glisse, tant il est ciré soigneusement ; sur une console, une Vierge de plâtre, déjà indistincte, parmi toutes les blancheurs semblables de ces fonds où le crépuscule de mai achève de mourir. Et une fenêtre sans rideaux, ouverte sur les grands horizons pyrénéens envahis par la nuit… Mais, de cette pauvreté voulue, de cette simplicité blanche, se dégage une notion d’impersonnalité définitive, de renoncement sans retour ; et l’irrémédiable des choses accomplies commence de se manifester à l’esprit de Ramuntcho, tout en lui apportant une sorte d’apaisement quand même, de subite et involontaire résignation.
Les deux contrebandiers, immobiles dans leurs chaises, n’apparaissent plus guère qu’en silhouette, carrures larges sur tout ce blanc des murs, et, de leurs traits perdus, à peine voit-on le noir plus intense des moustaches et des yeux. Les deux religieuses, aux contours unifiés par le voile, semblent déjà deux spectres tout noirs…
– Attendez, sœur Marie-Angélique, – dit la supérieure à la jeune fille transformée qui jadis s’appelait Gracieuse, – attendez, ma sœur, que j’allume une lampe, qu’au moins vous puissiez voir sa figure, à votre frère !…
Elle sort, les laissant ensemble, et, de nouveau, le silence tombe sur cet instant rare, peut-être unique, impossible à ressaisir, où ils sont seuls…
Elle revient avec une petite lampe, qui fait briller les yeux des contrebandiers, – et, la voix gaie, l’air bon, demande en regardant Ramuntcho :
– Et celui-là ?… c’est un second frère, je parie ?…
– Oh ! non, dit Arrochkoa, d’un ton singulier, c’est mon ami seulement.
En effet, il n’est pas leur frère, ce Ramuntcho qui se tient là, farouche et muet… Et comme il ferait peur aux nonnes tranquilles, si elles savaient quel vent de tourmente l’amène !…
Le même silence retombe, lourd et inquiétant, entre ces êtres qui, semble-t-il, devraient causer simplement de choses simples ; et la vieille supérieure le remarque, déjà s’en étonne… Mais les yeux vifs de Ramuntcho s’immobilisent, se voilent comme par la fascination de quelque invisible dompteur. Sous la dure enveloppe, encore un peu haletante, de sa poitrine, le calme, le calme imposé continue de pénétrer et de s’étendre. Sur lui, sans doute, agissent les mystérieuses puissances blanches qui sont ici dans l’air ; des hérédités religieuses, qui sommeillaient aux tréfonds de lui-même, l’emplissent à présent d’une soumission et d’un respect inattendus ; les antiques symboles le dominent : ces croix rencontrées ce soir le long des chemins, et cette Vierge de plâtre d’une couleur de neige immaculée sur le blanc sans tache du mur…
– Allons, causez, causez, mes enfants, des choses du pays, des choses d’Etchézar, – dit la supérieure à Gracieuse et à son frère. – Et tenez, nous allons vous laisser seuls, si vous voulez ajoute-t-elle, avec un signe à Ramuntcho comme pour l’emmener.
– Oh ! non, proteste Arrochkoa, qu’il ne s’en aille pas !… Non, ce n’est pas lui… qui nous empêche…
Et la petite nonne, si embéguinée à la manière du moyen âge, baisse encore plus la tête pour se maintenir les yeux cachés dans l’ombre de la coiffe austère.
La porte reste ouverte, la fenêtre reste ouverte ; la maison, les choses gardent leur air d’absolue confiance, d’absolue sécurité, contre les violations et les sacrilèges. Maintenant deux autres sœurs, qui sont très vieilles, dressent une petite table, mettent deux couverts, apportent pour Arrochkoa et son ami un petit souper, un pain, un fromage, des gâteaux, des raisins hâtifs de leur treille. En arrangeant ces choses, elles ont une gaîté jeunette, un babil presque enfantin – et tout cela détonne bien étrangement à côté de ces violences ardentes qui sont ici même, mais qui se taisent, et qui se sentent refoulées, refoulées de plus en plus au fond des âmes, comme par les coups de quelque sourde massue feutrée de blanc…
Et, malgré eux, les voici attablés, les deux contrebandiers, l’un devant l’autre, cédant aux instances et mangeant distraitement les choses frugales, sur une nappe aussi blanche que les murs. Leurs larges épaules, habituées aux fardeaux, s’appuient aux dossiers des petites chaises et en font craquer les boiseries frêles. Autour d’eux, vont et viennent les sœurs, toujours avec ces bavardages discrets et ces rires puérils, qui s’échappent, un peu étouffés, de dessous les béguins. Seule, elle demeure muette et sans mouvement, la sœur Marie-Angélique : debout auprès de son frère qui est assis, elle pose la main sur son épaule puissante ; si svelte à côté de lui, on dirait quelque sainte d’un primitif tableau d’église. Ramuntcho sombre les observe tous deux ; il n’avait pas pu bien revoir encore le visage de Gracieuse, tant la cornette l’encadre et le dissimule sévèrement. Ils se ressemblent toujours, le frère et la sœur ; dans leurs yeux très longs, qui cependant ont pris des expressions plus que jamais différentes, demeure quelque chose d’inexplicablement pareil, persiste la même flamme, cette flamme qui a poussé l’un vers les aventures et la grande vie des muscles, l’autre vers les rêves mystiques, vers la mortification et l’anéantissement de la chair. Mais elle est devenue aussi frêle que lui est robuste ; sa gorge sans doute n’est plus, ni ses reins ; le vêtement noir où son corps demeure caché descend tout droit comme une gaine n’enfermant rien de charnel.
Et maintenant, pour la première fois, ils se contemplent en face, l’amante et l’amant, Gracieuse et Ramuntcho ; leurs prunelles se sont rencontrées et fixées. Elle ne baisse plus la tête devant lui ; mais c’est comme d’infiniment loin qu’elle le regarde, c’est comme de derrière d’infranchissables brumes blanches, comme de l’autre rive de l’abîme, de l’autre côté de la mort ; très doux pourtant, son regard indique qu’elle est comme absente, repartie pour de tranquilles et inaccessibles ailleurs… Et c’est Raymond à la fin qui, plus dompté encore, abaisse ses yeux ardents devant les yeux vierges.
Elles continuent de babiller, les sœurs ; elles voudraient les retenir tous deux à Amezqueta pour la nuit : le temps, disent-elles, est si noir, et la pluie menace… M. le curé, qui est allé porter la communion à un malade dans la montagne, va revenir ; il a connu Arrochkoa jadis, à Etchézar où il était vicaire ; il serait content de lui donner une chambre, dans la cure, – et à son ami aussi, bien entendu…
Mais non, Arrochkoa refuse, après un coup d’œil d’interrogation grave à Ramuntcho. Impossible de coucher ici ; ils vont même s’en aller tout de suite, après quelques minutes de dernière causerie, car on les attend là-bas, pour des affaires, du côté de la frontière espagnole…
Elle qui, d’abord, dans son grand trouble mortel, n’avait pas osé parler, commence à questionner son frère. Tantôt en basque, tantôt en français, elle s’informe de ceux qu’elle a pour jamais abandonnés :
– Et la mère ? Toute seule à présent au logis, même la nuit ?
– Oh ! non, dit Arrochkoa ; il y a toujours la vieille Catherine qui la garde, et j’ai exigé qu’elle couche à la maison.
– Et le petit enfant d’Arrochkoa, comment est-il ? L’a-t-on baptisé déjà ? Quel est son nom ? Laurent, sans doute, comme son grand-père ?
Etchézar, leur village, est séparé d’Amezqueta par une soixantaine de kilomètres, dans un pays sans plus de communications qu’aux siècles passés :
– Oh ! nous avons beau être loin, dit la petite nonne, j’ai quelquefois de vos nouvelles tout de même. Ainsi, le mois dernier, des gens d’ici avaient rencontré au marché d’Hasparren des femmes de chez nous ; c’est comme cela que j’ai appris….. bien des choses…. À Pâques, tiens, j’avais beaucoup espéré te voir ; on m’avait prévenue qu’il y aurait une grande partie de paume à Erricalde, et que tu y viendrais jouer ; alors je m’étais dit que tu pousserais peut-être jusqu’à moi, – et, pendant les deux jours de fête, j’ai regardé bien souvent sur la route, par cette fenêtre-là, si tu arrivais…
Et elle montre la fenêtre, ouverte de très haut sur le noir de la campagne sauvage, – d’où monte un immense silence, avec de temps à autre des bruissements printaniers, de petites musiques intermittentes de grillons et de rainettes.
En l’entendant si tranquillement parler, Ramuntcho se sent confondu devant ce renoncement à tout et à tous ; elle lui apparaît encore plus irrévocablement changée, lointaine… Pauvre petite nonne !… Elle s’appelait Gracieuse ; à présent elle s’appelle sœur Marie-Angélique, et elle n’a plus de famille ; impersonnelle ici, dans cette maisonnette aux blanches murailles, sans espérance terrestre et sans désir peut-être, – autant dire qu’elle est déjà partie pour les régions du grand oubli de la mort. Et cependant, voici qu’elle sourit, rassérénée maintenant tout à fait, et qu’elle ne semble même pas souffrir.
Arrochkoa regarde Ramuntcho, l’interroge de son œil perçant habitué à sonder les profondeurs noires, – et, dompté lui-même par toute cette paix inattendue, il comprend bien que son camarade si hardi n’ose plus, que tous les projets chancellent, que tout retombe inutile et inerte devant l’invisible mur dont sa sœur est entourée. Par moments, pressé d’en finir d’une façon ou d’une autre, pressé de briser ce charme ou bien de s’y soumettre et de fuir devant lui, il tire sa montre, dit qu’il est temps de s’en aller, à cause des camarades qui vont attendre là-bas… Les sœurs devinent bien qui sont ces camarades et pourquoi ils attendent, mais elles ne s’en émeuvent point : Basques elles-mêmes, filles et petites-filles de Basques, elles ont du sang contrebandier dans les veines et considèrent avec indulgence ces sortes de choses…
Enfin, pour la première fois. Gracieuse prononce le nom de Ramuntcho ; n’osant pas, tout de même, s’adresser directement à lui, elle demande à son frère, avec un sourire bien calme :
– Alors il est avec toi, Ramuntcho, à présent ? Il est fixé au pays, vous travaillez ensemble ? ■ (À suivre)