Napoléon entre à Berlin à la tête de ses troupes. Charles Meynier, 1810.
Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Si encore, comme Hegel et Goethe au moment d’Iéna, (Anatole) France était indifférent au sort des peuples ! »
Le Dr D… qui a quatre galons et qui a l’air d’avoir porté toute sa vie son uniforme de major, soigne à l’hôpital Saint Martin un des premiers blessés de la guerre : un capitaine de cuirassiers, d’une vieille famille parisienne, frère du curé de la Madeleine. Tombé sur le champ de bataille (près de Mézières), il a vu un de ses sous-lieutenants blessés achevé et dépouillé par les soldats allemands. Après ces récits d’horreur, les plus réservés, les plus décents dans leur langage retiennent à peine le cri qui est celui de la rue parisienne depuis quinze jours : « Ah ! les c… ! Ah ! les sales Boches ! » Le mot « boches », pour désigner les Allemands, un mot dévié de l’argot, a fait une fortune inouïe en quelques jours.
Dîner, grave, chez les M… La maîtresse de la maison observe qu’on se fait à l’idée de la guerre. La grosse émotion des premiers jours se calme, et ceux qui ne sont pas partis continuent l’existence : le sang-froid de la nation est admirable… On parle de la Révolte des Anges, le livre inactuel par excellence et qui a paru six semaines avant la guerre…
Louis C…, avec sa finesse, observe que ce livre est une sorte de comprimé du Paradis perdu de Milton, de la Chute d’un ange de Lamartine, des Questions de Zapata et du Supplément au voyage de Bougainville. L’avenir dira : « Voilà à quoi s’amusait l’un des hommes le plus intelligents de son temps six mois avant la grande guerre des nations ! »
Si encore, comme Hegel et Goethe au moment d’Iéna, France était indifférent au sort des peuples ! Mais son livre est bourré d’allusions à la politique, d’ironie aux dépens de l’état militaire et du corps des officiers… Son scepticisme, après la guerre, aura besoin d’un sérieux rétablissement sur les poignets. Tout vieux qu’il est, Anatole France est de force à le réussir. Son beau génie latin est toujours vivant. Moins que jamais en ce moment on ne saurait oublier que, comme l’a dit tant de fois Maurras, Anatole France nous aura appris ou réappris à tous à écrire en français. ■ JACQUES BAINVILLE
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