Par Pierre Builly.
Quand la ville dort de John Huston (1950).
Concours de crapules.
Introduction : À peine sorti de prison, Doc Riedenschneider prépare un nouveau coup : le cambriolage d’une grande bijouterie. Après s’être assuré le soutien financier d’Emmerich, avocat véreux en réalité ruiné, Riedenschneider recrute ses hommes : Dix Handley, garde du corps, Louis Ciavelli, perceur de coffres, et Gus Minissi, chauffeur. L’opération se déroule comme prévu jusqu’à l’intrusion d’un gardien.
On peut se demander quelle version du titre, anglaise ou française, caractérise le mieux le film de John Huston. The asphalt jungle, qui est le nom du roman de W. R. Burnett dont est tiré le récit met davantage l’accent sur l’incertitude, l’inquiétude portée par tous les personnages, friables et menacés. Quand la ville dort donne une image pleine d’angoisse et de mystère, marque le côté sournois, secret, sombre de ce qui se passe quand les honnêtes gens ont disparu du premier plan ; et, de fait, on ne voit jamais aucun passant attardé dans les rues vides à la géométrie impeccable.
Gardons les deux titres en mémoire et allions-les dans ce film d’une intelligence aiguë, qui ne se contente pas d’être la relation d’un casse, mais en présente tous les préalables, les à-côtés et les prolongements avec la même intensité.
Il y a une économie de moyens remarquable au service d’un rythme très intense : aucun répit dans le récit, dès le générique jusqu’au chaos final ; une très grande attention portée à tous les personnages, bien dessinés, très finement caractérisés, des personnages qui sont tous d’une grande densité, d’une grande richesse (jusqu’à même, peut-être, la débutante Marilyn Monroe). Et un regard très affûté sur le monde intérieur de chacun : Dix Handley claque tout son fric aux courses, parce que jadis, dans les prairies du Kentucky… (Sterling Hayden lui donne son visage de looser buté, comme dans L’ultime razzia ou Dr Folamour) ; et Doc Riedenschneider est animé d’une folle obsession sexuelle, remarquablement rendue par Huston dans le contexte puritain coincé des États-Unis de l’époque (ah ! le regard de Sam Jaffe, son interprète, sur le calendrier de pin-up lors de sa première visite à l’usurier gluant Cobby (Marc Lawrence) !) ; et le bailleur de fonds, l’avocat marron Emmerich (Louis Calhern) est moins animé par le désir charnel qu’il a de l’infantile Angela Phinlay (Marilyn Monroe, délicieuse et crispante) que par l’exigence de maintenir son train de vie (et celui de sa femme, dépressive et amoureuse ; intéressant regard complexe sur le couple). Nous travaillons tous pour nos vices ! confie Riedenschneider…
Et tout à l’avenant : pas de personnage sommaire ou caricatural : même ceux qui ne sont qu’ébauchés ont aussi droit à être une histoire : Gus, le barman amical bossu (James Whitmore), Louis, le dynamiteur de coffres, époux et père attentif (Anthony Caruso), Doll, la brave fille qui n’a pas eu de chance (Jean Hagen) et ainsi de suite.
L’édition DVD aurait gagné d’être nourrie de suppléments, sûrement très possibles à engranger, pour un film aussi mythique ! Au lieu de cela, un livret, assez bien illustré, qui, outre l’amusante reproduction d’une critique américaine de 1950, à la fois indignée par l’immoralisme du film (qui rend attachantes certaines des crapules et montre la police sous un jour…délicat), offre une sorte de rédaction du niveau « fin de classe de troisième » par une collégienne qui croirait savoir écrire ; c’est même assez hallucinant et ça constitue presque une curiosité. C’est signé par une certaine Zoé-Marie Mandarine, que je soupçonne d’être une étudiante moldo-valaque méritante qui suit des cours à l’Alliance française.
Ce venin jeté ne doit naturellement empêcher personne d’admirer ce superbe Huston ! ■
DVD autour de 10€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Belle critique d’un beau film/ Merci au chroniqueur