Un silence encore, et Arrochkoa regarde Raymond pour qu’il réponde.
– Non, dit celui-ci, d’une voix lente et sombre, non… moi, je pars demain pour les Amériques…
Chaque mot de cette réponse, scandé durement, est comme un son de trouble et de défi au milieu de cette sérénité étrange. Elle s’appuie plus fort à l’épaule de son frère, la petite nonne, et Ramuntcho, conscient du coup profond qu’il vient de porter, la regarde et l’enveloppe de ses yeux tentateurs, repris d’audace, attirant et dangereux dans le dernier effort de tout son cœur empli d’amour, de tout son être de jeunesse et de flamme fait pour les tendresses et les étreintes… Alors, pendant une indécise minute, il semble que le petit couvent a tremblé ; il semble que les puissances blanches de l’air reculent, se dissipent comme de tristes fumées irréelles devant ce jeune dominateur, venu ici pour jeter l’appel triomphant de la vie. Et le silence qui suit est le plus lourd de tous ceux qui ont entrecoupé déjà cette sorte de drame joué à demi-mot, joué presque sans paroles…
Enfin, la sœur Marie-Angélique parle, et parle à Ramuntcho lui-même. Vraiment on ne dirait plus que son cœur vient de se déchirer une suprême fois à l’annonce de ce départ, ni qu’elle vient de frémir de tout son corps de vierge sous ce regard d’amant… D’une voix qui peu à peu s’affermit dans la douceur, elle dit des choses toutes simples, comme à un ami quelconque.
– Ah ! oui… l’oncle Ignacio, n’est-ce pas ?… J’avais toujours pensé que vous finiriez par aller le rejoindre là-bas… Nous prierons toutes la sainte Vierge pour qu’elle vous accompagne dans votre voyage…
Et c’est le contrebandier qui de nouveau baisse la tête, sentant bien que tout est fini, qu’elle est perdue pour jamais, la petite compagne de son enfance ; qu’on l’a ensevelie dans un inviolable linceul… Les paroles d’amour et de tentation qu’il avait pensé dire, les projets qu’il roulait depuis des mois dans sa tête, tout cela lui paraît insensé, sacrilège, inexécutables choses, bravades d’enfant… Arrochkoa, qui attentivement le regarde, subit d’ailleurs les mêmes envoûtements irrésistibles et légers ; ils se comprennent et, l’un à l’autre, sans paroles, ils s’avouent qu’il n’y a rien à faire, qu’ils n’oseront jamais…
Pourtant une angoisse encore humaine passe dans les yeux de la sœur Marie-Angélique, quand Arrochkoa se lève pour le définitif départ : elle prie, d’une voix changée, qu’on reste un instant de plus. Et Ramuntcho tout à coup a envie de se jeter à genoux devant elle ; la tête contre le bas de son voile, de sangloter toutes les larmes qui l’étouffent ; de lui demander grâce, de demander grâce aussi à cette supérieure qui a l’air si doux ; de leur dire à toutes que cette fiancée de son enfance était son espoir, son courage, sa vie, et qu’il faut bien avoir un peu pitié, qu’il faut la lui rendre, parce que, sans elle, il n’y a plus rien… Tout ce que son cœur, à lui, contient d’infiniment bon, s’exalte à présent dans un immense besoin d’implorer, dans un élan de suppliante prière et aussi de confiance en la bonté, en la pitié des autres…
Et qui sait, mon Dieu, s’il avait osé la formuler, cette grande prière de tendresse pure, qui sait tout ce qu’il aurait éveillé de bon aussi, et de tendre et d’humain chez les pauvres filles au voile noir ?… Peut-être cette vieille supérieure elle-même, cette vieille vierge desséchée au sourire enfantin et aux braves yeux clairs, lui aurait ouvert ses bras, comme à un fils, comprenant tout, pardonnant tout, malgré la règle et malgré les vœux ? Et peut-être Gracieuse aurait encore pu lui être rendue, sans enlèvement, sans tromperies, presque excusée par ses compagnes de cloître. Ou tout au moins, si c’était impossible, lui aurait-elle fait de longs adieux, consolants, adoucis par un baiser d’immatériel amour…
Mais, non, il reste là muet sur sa chaise. Même cela, même cette prière, il ne peut pas la dire. Et c’est l’heure de s’en aller, décidément. Arrochkoa est debout, agité, l’appelant d’un signe de tête impérieux. Alors il redresse aussi sa taille fière et reprend son béret, pour le suivre. Ils remercient du petit souper qu’on leur a donné et ils disent bonsoir à demi-voix comme des timides. En somme, pendant toute leur visite ils ont été très corrects, très respectueux, presque craintifs, les deux superbes. Et, comme si l’espoir ne venait pas de se briser, comme si l’un d’eux ne laissait pas derrière lui sa vie, les voilà qui descendent tranquillement l’escalier propret, entre les blanches murailles, tandis que les bonnes sœurs les éclairent avec leur petite lampe.
– Venez, sœur Marie-Angélique, propose gaîment la supérieure, de sa grêle voix enfantine. Nous allons toutes deux les reconduire jusqu’en bas… jusqu’au bout de notre avenue, vous savez, au tournant du village…
Est-elle quelque vieille fée sûre de son pouvoir, ou bien une simple et une inconsciente, qui joue sans s’en douter avec le grand feu dévorateur ?… C’était fini ; le déchirement, accompli : l’adieu, accepté ; la lutte, étouffée sous des ouates blanches, – et à présent les voilà, ces deux qui s’adoraient, cheminant côte à côte, dehors, dans la nuit tiède de printemps !… dans l’amoureuse nuit enveloppante, sous le couvert des feuilles nouvelles et sur les hautes herbes, parmi toutes les sèves qui montent, au milieu de la poussée souveraine de l’universelle vie.
Ils marchent à petits pas, à travers cette obscurité exquise, comme par un silencieux accord pour faire plus longtemps durer le sentier d’ombre, muets l’un et l’autre, dans l’ardent désir et l’intense terreur d’un contact de leurs vêtements, d’un frôlement de leurs mains. Arrochkoa et la supérieure les suivent de tout près, sur leurs talons, sans se parler non plus ; religieuses avec leurs sandales, contrebandiers avec leurs semelles de cordes, ils vont à travers ces ténèbres douces sans faire plus de bruit que des fantômes, et leur petit cortège, lent et étrange, descend vers la voilure dans un silence de funérailles. Silence aussi autour d’eux, partout dans le grand noir ambiant, jusqu’au plus profond des montagnes et des bois. Et, au ciel sans étoiles, dorment les grosses nuées, lourdes de toute l’eau fécondante que la terre attend et qui va s’épandre demain pour faire les bois encore plus feuillus, l’herbe encore plus haute ; les grosses nuées, au-dessus de leurs têtes couvent toute cette splendeur de l’été méridional qui tant de fois, dans leur enfance, les a charmés ensemble, troublés ensemble, mais que Ramuntcho ne reverra sans doute jamais plus et qu’à l’avenir Gracieuse devra regarder comme avec des yeux de morte, sans la comprendre ni la reconnaître…
Personne autour d’eux, dans la petite allée obscure, et, en bas, le village semble déjà dormir. La nuit, tout à fait tombée ; son grand mystère, épandu partout, dans les lointains de ce pays perdu, sur les montagnes et les vallées sauvages… Et, comme ce serait facile à exécuter, ce qu’avaient résolu ces deux jeunes hommes, dans cette solitude, avec cette voiture qui doit être là toute prête, et ce cheval rapide !…
Cependant, sans s’être parlé, sans s’être touchés, ils arrivent, les amants, à ce tournant de chemin où il faut se dire l’adieu éternel. La voiture est bien là, tenue par un petit garçon ; la lanterne est allumée et le cheval impatient. La supérieure s’arrête : c’est, paraît-il, le terme dernier de la dernière promenade qu’ils feront l’un près de l’autre en ce monde, – et elle se sent le pouvoir, cette vieille nonne, d’en décider ainsi sans appel. De sa même petite voix fluette, presque enjouée, elle dit :
– Allons, ma sœur, faites-leur vos adieux.
Et elle dit cela avec l’assurance d’une Parque dont les décrets de mort ne sont pas discutables.
En effet, personne ne tente de résister à son ordre impassiblement donné. Il est vaincu, le rebelle Ramuntcho, oh ! bien vaincu par les tranquilles puissances blanches ; tout frissonnant encore du sourd combat qui vient de finir en lui, il baisse la tête, sans volonté maintenant et presque sans pensée, comme sous l’influence de quelque maléfice endormeur…
« Allons, ma sœur, faites-leur vos adieux », a-t-elle dit, la vieille Parque tranquille. Puis, voyant que Gracieuse se borne à prendre la main d’Arrochkoa, elle ajoute :
– Eh bien, vous n’embrassez pas votre frère ?…
Sans doute, la petite sœur Marie-Angélique ne demandait que cela, l’embrasser de tout son cœur, de toute son âme ; l’étreindre, ce frère ; se serrer sur son épaule et y chercher protection, à cette heure de sacrifice surhumain, où il faut laisser partir le bien-aimé sans même un mot d’amour… Et pourtant son baiser a je ne sais quoi d’épouvanté, de tout de suite retenu : baiser de religieuse, un peu pareil à un baiser de morte…. À présent, quand le reverra-t-elle, ce frère, qui cependant ne va pas quitter le pays basque, lui ? quand aura-t-elle seulement des nouvelles de la mère, de la maison, du village, par quelque passant qui s’arrêtera ici, venant d’Etchézar ?…
À Ramuntcho, elle n’ose même pas tendre sa petite main froide, qui retombe le long de sa robe, sur les grains du rosaire.
– Nous prierons, lui dit-elle encore, pour que la Sainte Vierge vous protège dans votre long voyage…
… Et maintenant elles s’en vont : lentement elles s’en retournent, comme des ombres silencieuses, vers l’humble couvent que la croix protège. Et les deux domptés, immobiles sur place, regardent s’éloigner, dans l’avenue obscure, leurs voiles plus noirs que la nuit des arbres.
Oh ! elle est bien brisée aussi, celle qui va disparaître là-haut, dans les ténèbres de la petite montée ombreuse. Mais elle n’en demeure pas moins comme anesthésiée par de blanches vapeurs apaisantes, et tout ce qu’elle souffre s’atténuera vite, sous une sorte de sommeil. Demain elle reprendra, pour jusqu’à la mort, le cours de son existence étrangement simple : impersonnelle, livrée à une série de devoirs quotidiens qui jamais ne changent, absorbée dans une réunion de créatures presque neutres qui ont tout abdiqué, elle pourra marcher les yeux levés toujours vers le doux mirage céleste…
O crux, ave, spes unica ! ■ (À suivre)