« Comment est-on passé en un siècle d’un tourisme élitiste avec ses villas parfois excentriques, mais construites selon un plan urbanistique soigné, à un tourisme de masse qui – dans le cadre d’une concurrence avec les nouvelles activités côtières – a ravagé certaines côtes ?«
TRIBUNE – De la construction des premières villas par l’aristocratie et la bourgeoise du XIXe siècle à l’arrivée du tourisme de masse, le bord de mer français a été transformé en profondeur, explique l’historien*. Victimes de leur succès, aujourd’hui les plages s’érodent, et le bâti côtier se retrouve menacé, alerte-t-il.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).
Bâties sur les dunes avec du sable coquillier ou de sablière arraché à la mer, bien des stations balnéaires risquent de périr des causes mêmes qui les ont fait naître…
Alors que les téléspectateurs du monde entier ont admiré la beauté du Paris des Jeux olympiques, gardons en tête que ce paysage monumental et urbain a été produit par une longue histoire royale, princière et aristocratique. À la demande de Napoléon III (1852-1870), le baron Haussmann a rasé l’essentiel du vieux Paris médiéval et moderne pour le remplacer par les avenues et les immeubles que l’on connaît, offrant un cadre de vie rénové à deux millions de Parisiens, insérés entre les monuments, palais et jardins édifiés pendant des siècles par la monarchie. Derrière les perspectives des Champs Élysées – du Louvre à l’Étoile – et des quais de Seine, il y eut une volonté et des commandes.
Pourtant, en ce mois d’août, la majorité des Parisiens et des Franciliens aisés sont loin de Paris, dans leurs villégiatures estivales de bord de mer, telles que constituées depuis cent cinquante ans. Le contraste est saisissant entre l’ordre architectural parisien – et d’autres grandes villes – et le désordre souvent anarchique d’un littoral suroccupé, au moins dans la moitié des 222 stations balnéaires classées de métropole (hors Corse). La joie des vacances, la détente estivale et la beauté de la mer incitent à oublier le désordre urbain des fronts de mer. Mais comment la population aisée qui a créé la France balnéaire, et s’est approprié les stations et les plages les plus en vue, a-t-elle façonné ce grand désordre urbanistique bétonné, que parachèvent depuis peu l’ennoyage des stations dans la France moche des zones d’activité sans fin et le décaissement des plages ? Ces prétendues victimes de l’eau qui monte lentement (10 cm en trente ans) souffrent en réalité de la chute du niveau de sable des plages (souvent plusieurs mètres en quelques décennies). Mais revenons sur cette histoire.
Comment la population aisée qui a créé la France balnéaire, et s’est approprié les stations et les plages les plus en vue, a-t-elle façonné ce grand désordre urbanistique bétonné, que parachèvent depuis peu l’ennoyage des stations dans la France moche des zones d’activité sans fin et le décaissement des plages ?
L’impulsion du tourisme balnéaire est donnée par des aristocrates britanniques à la fin du XVIIIe siècle, suivis de leurs homologues français au XIXe siècle. L’épouse de Charles-Ferdinand d’Artois, fils cadet du roi Charles X, et mère du dernier Bourbon, Henri V, Marie-Caroline de Bourbon-Siciles lance dans les années 1820, à Boulogne-sur-Mer puis à Dieppe, la mode alors inconnue en France des bains de mer. Dieppe devient la première station balnéaire. Au même moment, les Anglais en villégiature à Nice – le vieux Nice – lancent en 1824 le « camin dei Inglés », consacré en 1844 par le comte Jules Caravadossi d’Aspremont, premier consul de la ville, en « promenade des Anglais ».
Les 5500 kilomètres de littoraux français, dont leurs 2 000 kilomètres de plages et de dunes, étaient jusqu’au milieu du XIXe siècle des lieux répulsifs où habitaient bien peu de Français. Hormis quelques dizaines de ports de mer fortifiés, souvent situés en fond d’estuaire sur la façade Atlantique ou sur la Manche – y compris Bordeaux, Nantes et Rouen -, les littoraux étaient vides d’hommes et d’activités. Exceptons la pêche artisanale ou à pied, notamment en Bretagne, où s’ajoutaient le cabotage et la liaison avec les îles, les paludiers des marais salants (Camargue, Loire-Inférieure, Charentes, Flandres) et le pastoralisme (bergers des Landes de Gascogne ou de Bretagne), ou encore la chasse saisonnière aux oiseaux migrateurs.
Comment est-on passé en un siècle d’un tourisme élitiste avec ses villas parfois excentriques, mais construites selon un plan urbanistique soigné, à un tourisme de masse qui – dans le cadre d’une concurrence avec les nouvelles activités côtières – a ravagé certaines côtes ?
Jusqu’au XIXe siècle, personne ne passait son temps sur les plages ni ne s’y baignait, les littoraux ayant mauvaise réputation. Considérés comme des lieux inhospitaliers et maudits, ils étaient impaludés dans le Languedoc, improductifs pour l’agriculture, voire dangereux. Depuis le Moyen Âge, envahisseurs ou corsaires y menaçaient les riverains ; quand la menace barbaresque a disparu en Méditerranée, sous Louis XIV, la mémoire des razzias s’est perpétuée. Même les Corses furent avant tout un peuple de paysans et d’éleveurs de montagne, non de pêcheurs. Personne ne nageait en mer. Et les marins ignoraient la natation pour éviter de prolonger leur supplice en cas de naufrage ou de chute à la mer.
Brisant là, après des siècles d’indifférence, l’aristocratie et la bourgeoisie franco-britanniques investissent certains sites littoraux au XIXe siècle. Elles lancent la mode des bains de mer et des promenades à l’air marin, puis créent des stations avec la vogue des villas. Après avoir réaménagé Dieppe, l’impératrice Eugénie créa Biarritz en 1854, où son mari lui offrit la villa Eugénie. Ces classes aisées inventent la villégiature et le tourisme balnéaire : cette course au littoral naît en des lieux d’exception grâce au chemin de fer, débouchant sur la création de villes ou de stations élégantes (homologuées en 1919) : Malo-les-Bains, Le Touquet, Deauville, Dinard, La Baule, Arcachon, Menton…
Partout, les villages ou cités de l’intérieur donnent naissance à une station sur leur littoral : Lacanau, à Lacanau-Plage ; Étaples, au Touquet ; Maugio, à La Grande-Motte ; Fréhel aux Sables-d’Or, etc. ; des villas excentriques et chics sont construites dans le style anglo-normand prisé des Britanniques, inventé dans le Calvados au milieu du XIXe siècle, mais aussi à la mode arcachonnaise, basque, flamande voire néo-mauresque, selon les modes et les lieux. La bourgeoisie de la Belle Époque – aussi riche que l’aristocratie d’Ancien Régime -, sous influence britannique, invente le loisir maritime et son style de vie dans un cadre naturel vierge, n’était-ce les faméliques villages de pêcheurs à Saint-Jean-Cap-Ferrat, Dinard, Arcachon ou au Cap Ferret.
Comment est-on passé en un siècle d’un tourisme élitiste avec ses villas parfois excentriques, mais construites selon un plan urbanistique soigné, à un tourisme de masse qui – dans le cadre d’une concurrence avec les nouvelles activités côtières – a ravagé certaines côtes, du moins esthétiquement, et qui, sans la vigilance de Valéry Giscard d’Estaing, qui a créé le Conservatoire du littoral en 1975, puis la loi littoral de 1986 sous François Mitterrand, aurait fait de la France côtière une seconde Espagne ? Après des siècles de silence, la pression a brutalement saisi ces réserves d’espaces naturels après 1945 : la densité des communes littorales est 2,5 fois plus élevée qu’à l’intérieur du pays, et elles passent en été de 6 à 13 millions d’habitants ! Comment ce grand remuement s’est-il mis en place ?
Jusqu’aux années 1930, le tourisme balnéaire est ponctuel et élitiste. La Grande Guerre, en décimant la jeunesse et en ruinant les épargnants, lui a donné un premier coup d’arrêt, plusieurs stations retombant dans la torpeur. Si 1936 est restée dans les mémoires pour ses congés payés, elle n’a pas bouleversé la donne, hormis quelques stations normandes de la Manche envahies d’ouvriers parisiens quelques semaines durant. La crise, puis la guerre, l’interdiction totale des littoraux transformés en zones militaires pendant cinq ans par l’occupant allemand, puis la construction du mur de l’Atlantique dès 1941 (8000 ouvrages sur 3800 km de côtes), ont ruiné cette économie.
Les Allemands ont souvent fait sauter le front de mer qui accueillait les plus belles villas (à La Baule, à Hardelot, à Soulac…), comme le front de mer de Toulon, avant que les Américains ne bombardent tous les ports de la façade atlantique et de la Manche, de Dunkerque à Royan, rasées à 70 % et 85 %. Dans la première, le front de mer de Malo-les-Bains est en partie détruit, mais à Royan, grande station internationale de villégiature avec le plus grand casino de France, 725 tonnes de napalm après un bombardement en règle début 1945 brûlent tout.
En 1945, la France est ruinée, et le tourisme au point mort. Une poignée de visionnaires comprend le proche avènement de ce qui n’était qu’en germe depuis 1900 : la société de loisirs. Ils achètent pour une bouchée de pain d’immenses domaines dunaires ou forestiers dans ou près des anciennes stations touristiques à l’abandon (Hardelot-Plage), mais aussi dans des régions au tourisme inconnu : ainsi le cordon dunaire littoral impaludé du Languedoc – juste fly-toxé par les Américains -, autour de la ferme de la Grande-Motte sur la commune de Maugio, sous Aigues-Mortes. La fortune de leurs familles en était assurée !
La reconstruction puis la grande croissance des années 1960 érigent les littoraux en zones à conquérir, nouvelle frontière de la société de consommation. Divers principes président à la reconstruction des villes et stations littorales : le pilotage par l’État à Saint-Malo (reconstruction à l’identique de la vieille cité corsaire) ou à Royan (le modernisme architectural de l’école Le Corbusier) ; un lent redémarrage faute de destructions ou de capitaux (Sables-d’Or-les-Pins) ; le grand plan étatique Racine – voulu par de Gaulle – pour incorporer le littoral languedocien, qui invente notamment La Grande-Motte, ou le plan d’urbanisme concerté de La Baule.
La dynamique pilotée d’en haut cède la place à la concurrence libérale, conforme au décret d’Allarde de 1791 (« liberté du commerce et de l’industrie ») qui laisse l’initiative aux propriétaires ou aux promoteurs. Des années 1960 à la fin du siècle, la ruée sur les plages est une énorme affaire : la construction sur le sable de millions de logements dans la France littorale, sans les contraintes du logement social qui taraudent la construction des cités HLM. La ruée vers l’ouest et le sud a bâti ou rebâti les 5 millions de logements de nos littoraux.
Le littoral français construit au XXe siècle porte la marque de ces injonctions contradictoires. Son immensité et les lois précitées ont permis d’en préserver une partie pour la nature, même si tant de dunes ont été avalées par l’industrie bétonnière, qui gisent aujourd’hui dans les murs de nos bâtiments ou sous nos autoroutes
Tous les acteurs s’y sont mis. Des promoteurs méthodiques écoulant des décennies durant les dunes achetées au bon moment. Des paysans et pêcheurs pauvres tourneboulés par l’opportunité de s’enrichir : à Arzon, ils bâtissent sur leurs terres une station géante de 5 000 logements et un port de plaisance. L’État, opérateur de la cité d’avant-garde sur les dunes de La Grande-Motte, la confie à l’architecte Jean Balladur (un rare exemple d’unité architecturale). Les collectivités locales, auxquelles l’État confie la Mission interministérielle (Miaca) pour aménager le littoral vierge de l’Aquitaine, aux stations plus ou moins réussies.
La côte basque et la Côte d’Azur, précocement bâties et urbanisées, font la course en tête : l’urbanisation atteint 98 % du littoral des Alpes-Maritimes. Dans des stations aussi différentes que Palavas-les-Flots, Lacanau ou Le Touquet, le front de mer illustre l’âpre bataille des acteurs privés qui a dessiné un front de mer anarchique et sans âme. Rares sont les stations comme Dinard et sa longue promenade côtière, ou Malo-les-Bains, qui ont préservé ou rebâti un front de mer doté d’une âme. La chose était difficile face au fantasme compréhensible de se réveiller avec vue sur mer, fût-ce dans un studio en béton !
Le littoral français construit au XXe siècle porte la marque de ces injonctions contradictoires. Son immensité et les lois précitées ont permis d’en préserver une partie pour la nature, même si tant de dunes ont été avalées par l’industrie bétonnière, qui gisent aujourd’hui dans les murs de nos bâtiments ou sous nos autoroutes. Les dunes d’Hardelot, de La Grande-Motte, des Sables-d’Or, de La Baule et tant d’autres se sont volatilisées. Depuis les années 1970 se fait jour une prise de conscience écologique face au risque de dénaturation, souvent tardive ou trop faible. L’État se ravise et tente de limiter la pression, mais localement les acteurs se battent pour préserver la poule aux œufs d’or.
De 1990 à 2018, 1,8 million de nouveaux logements sont édifiés sur les côtes, mais cela ne suffit pas : les retraités aisés affluent, les maires des communes littorales se muent en bâtisseurs, et l’on invoque l’expulsion du littoral des travailleurs pauvres (du tourisme) pour intensifier les programmes sociaux et attirer de nouveaux habitants. La pression immobilière attire aussi les maux de l’urbanisme contemporain (la trilogie hangars-parkings-ronds-points) – outre les ports de plaisance avec leurs milliers de bateaux qui ne sortent jamais en mer – dont Gujan-Mestras, au sud-est d’Arcachon, ou le grand Saint-Malo donnent une bonne idée.
Un dernier paradoxe de cette ruée vers l’or (le sable des plages) est qu’en bout de cycle les plages fondent, jusqu’à laisser la mer menacer le bâti côtier. Bien qu’il soit de rigueur d’invoquer le réchauffement climatique en guise de fatalité, la cause est tout autre. Comme l’eau, le sable des plages faisait partie d’un cycle : la mer le rejetait à la côte, le vent le dispersait dans les terres, mais fleuves et courants marins en réalimentaient les plages.
Or, au XXe siècle, nous avons vidé sablières, fleuves, estuaires et carrières (au rythme de 40 milliards de tonnes par an dans le monde des années 2000) ; puis nous avons construit des barrages sur tous les fleuves, ce qui a bloqué le cycle du sable ; enfin, nous avons transformé tant de dunes en béton (30.000 tonnes de sable pour 1 kilomètre d’autoroute, 5000 pour une éolienne marine) ; maintenant, nous prélevons directement en mer le sable coquillier (dont les pays arabes du Golfe sont parmi nos acheteurs !), lequel alimentait directement les plages. Résultat, en Méditerranée comme dans l’Atlantique, les plages se réduisent depuis la fin du XXe siècle, donnant l’impression d’une montée des eaux. Les moralistes y verront un juste retour des choses : bâties sur les dunes avec du sable coquillier ou de sablière arraché à la mer, bien des stations balnéaires risquent de périr des causes mêmes qui les ont fait naître… ■ PIERRE VERMEREN
Rien à rajouter !!
Merci Monsieur, mon nouveau cours sur les littoraux est fait grâce à vous!
Je ne manquerai pas de vous citer.