Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Le socialisme international finit en farce tragique. »
Reçu la réponse de Léon Daudet à ma lettre pessimiste. Il est toujours à La Roche, où il se remet de son accident d’automobile, et, malgré sa tête et sa jambe blessée, il garde sa belle humeur, sa belle confiance. »L’attente nous torture, dit-il, et je vois par votre lettre que vous êtes logé à la même enseigne, à cette différence que je m’attache désespérément à l’espérance. Nous jouons tellement notre peau et, qui pis est, celle du pays !… Oui, il y a les institutions. Mais il y a aussi quelque chose qui compte à la guerre, en dehors de la préparation qui, chez nous, a persisté malgré le régime, – exemple la mobilisation si bien réussie. Ce quelque chose, c’est un tempérament anciennement guerrier qui se réveille. Je parle en dehors de toute métaphysique. Vous vous rappelez nos causeries sur la guerre en Touraine, au dîner de Loches. Cela était déjà terriblement dans l’air. Pourquoi, espèce de diable, n’avez-vous pas voulu prendre une deuxième bouillabaisse à Marseille ? Ô brusques tournants de la vie ! J’en suis pour ma part obsédé. Il est clair que, quel que soit le sort des armes, – et je persiste à l’espérer favorable, – il va venir une vague de nationalisme qui emportera tout. C’est de la physiologie élémentaire. Plus que jamais, il s’agit du salut général. »
A Charleroi, les Allemands ont bouché des puits de mine ensevelissant tout vifs les ouvriers mineurs qui étaient au fond de la fosse. Quelle réponse à l’Internationale ouvrière et à la fameuse devise des congrès du parti : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Le socialisme international finit en farce tragique.
Le général de Castelnau a cinq fils aux armées. Le plus jeune, Xavier, a été tué sous ses yeux. Le père, détournant ses regards, a continué de donner les ordres dont le salut d’une armée dépendait. On n’a rien vu de plus beau en aucun temps.
Les familles nobles et les familles militaires françaises – parias d’hier – commencent à payer, comme toujours, leur magnifique tribut à la mort des champs de bataille. Je vois sur la liste de ce jour le premier nom connu. C’est Roger de Feué, tué à Nomény d’une balle au front. Il était, quand je l’ai connu, voilà déjà une dizaine d’années, un garçon aimable, espiègle, qu’on sentait ardent à aimer la vie et dont le jeune et beau rire sonne encore à mon oreille…
Je suis très frappé de l’impression persistante de tous ceux qui doivent à leur âge d’avoir vu l’autre guerre, – on ne dira plus désormais en parlant de celle-là « la guerre » tout court, – et qui, en lisant les journaux, ne cessent de répéter : « Comme en 1870 ! » Les communiqués officiels entortillés, les explications que l’on donne des mouvements de « concentration en arrière », etc. sont pour ceux-là du déjà lu, comme les paroles de confiance excessive des quinze premiers jours étaient du déjà entendu. ■ JACQUES BAINVILLE
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