Par Pierre Builly.
Entrée des artistes de Marc Allégret (1938).
Jouvet dans le rôle de Jouvet.
Introduction : François (Claude Dauphin), Cécilia (Odette Joyeux) et Isabelle (Janine Darcey) sont élèves de la classe d’art dramatique du conservatoire que dirige le professeur Lambertin (Louis Jouvet). François est amoureux d’Isabelle qui l’aime également, mais il est poursuivi par Cécilia, son ancienne maîtresse.
Un peu comme Les inconnus dans la maison, Entrée des artistes est de ces films qui, sans être bons, demeurent durablement dans nos mémoires et dans nos envies (de voir et de revoir), grâce à des scènes éparses ici et là, grâce à des rôles miraculeusement distribués, qui vont étroitement coller à un acteur, à en mythifier davantage encore le jeu…
De même que la plaidoirie de Me Loursat (Raimu) suffisait à charger de puissance le film de Decoin, de même les leçons de théâtre données (trop brièvement) par Louis Jouvet ou la fabuleuse séquence dans la blanchisserie permettent de hausser le petit film du trop passable Marc Allégret (le moins bon des deux frères) à un rang honorable contrebattu par bien des balourdises et des niaiseries. De même, dans les deux films, et très en deçà des monstres sacrés, une pléiade de seconds rôles, de physionomies pittoresques, cocasses ou charmantes, parvient à donner de la substance à ce qui n’en n’a guère.
Pourtant Claude Dauphin fait trop âgé pour le rôle de séducteur, de clef-des-cœurs, qu’on lui assigne. Trop âgé, mais aussi trop largement dépourvu du charme éclatant que, tout anachronisme mis en part, un Maurice Ronet débutant (celui des Rendez-vous de juillet, par exemple) aurait pu lui donner. Dauphin, d’ailleurs, n’est jamais meilleur qu’à contre-emploi de son physique mou, en franche canaille de Casque d’or ou de L’important, c’est d’aimer. Quant à Roger Blin, il est aussi catastrophiquement mauvais dans l’exaltation hallucinée que d’habitude.
Mais pour le reste de la distribution, c’est un grand plaisir pour qui aime les acteurs : simples silhouettes vite repérées (Noël Roquevert, Sylvie, Odette Talazac ou Gabrielle Fontan), ou bénéficiant d’un rôle plus consistant (Bernard Blier, Julien Carette ou André Brunot). Et enfin, ici et là, des débutants, des figurants non crédités au générique (Dora Doll ou Paula Dehelly). Redécouverte, dans mon souvenir, du délicieux petit minois de Janine Darcey, absolument craquante, qui sera une des biches de Louis XV dans Remontons les Champs-Élysées mais qui tourna sans doute un peu trop pendant la Guerre pour s’en sortir indemne.
Confirmation, s’il m’en était besoin, que les grands yeux tristes et la bouche un peu amère d’Odette Joyeux lui permettaient d’exceller dans ces rôles désespérants (avec, au moins un chef-d’œuvre, Douce). Il y a avec elle la scène extraordinaire de la boîte de nuit, où elle est écrasée par la personnalité folle de sa mère (Madeleine Lambert), grande cantatrice excentrique et nymphomane. Quelle mélancolie d’enfant trop gâtée sans tendresse !
Et puis, évidemment, naturellement, précellence de Louis Jouvet, qui parle le Jeanson comme une langue maternelle, comme Gabin parlait de l’Audiard ; Jouvet dont le rôle n’est tout de même pas très sympathique, mais sûrement assez réaliste, le professeur d’art dramatique prêt à sacrifier absolument tout aux vertiges de la scène.
Cela étant, qu’il aille mépriser dans leur repère les médiocres, parcimonieux, gluants boutiquiers qui prétendent empêcher Isabelle (Janine Darcey) de suivre sa vocation, passe encore, bien que le mépris affiché soit assez glaçant (mais ses victimes sont si laides !) ; mais écoutons-le avant même la scène de la boutique, lors de l’audition où entouré de la fine fleur du Conservatoire, il jauge les candidats et toise ainsi la même Isabelle : L’œil est stupide, mais vif ! Il y a dans son regard une grande lueur d’inintelligence. On ne peut pas dire que ce grand professeur soit un modèle de bienveillance…
L’édition René Chateau est aussi dégueulasse que souvent ; ça ne fait rien, je me suis encore laissé prendre à la magie… ■
DVD autour de 13€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Roger Blin «halluciné»… Eh oui ; encore que je ne sache plus me le rappeller dans ce film-là ; je vais aller voir si, parmi mes quelques DVD, il pourrait bien être disponible à mes yeux… J’ai passablement oublié ce film, mais en ma qualité de fanatique absolu de Jouvet, je me dois de le rererevoir… Mais je veux revenir à Roger Blin et mentionner sa prestation, bel et bien hallucinée et hallucinante dans le film que mentionne ici Pierre Builly : «L’important c’est d’aimer», film à la fois totalement odieux et prodigieux, dans lequel Klaus Kinsky est tout aussi halluciné-hallucinant que Roger Blin… Pour l’anecdote, je me rappelle une conversation avec Alain Cuny (grand ami et ami de toujours de Roger Blin), que j’interrogeais sur Klaus Kinsky, puisqu’il avait pu le rencontrer lors du tournage du (bien mauvais) «La Chanson de Roland». Quoiqu’ils n’eussent pas eu de scène ensemble, ils s’étaient bien rencontrés et Alain Cuny m’a fait cette réflexion : «Vous savez, Klaus Kinsky ne «joue» pas, il EST rigoureusement tel à l’état naturel.» Ce qui, en dépit de la communion en «hallucinent» des acteurs, était donc tout l’inverse de Roger Blin, lui, de nature extrêmement timide et, cela vaut la peine d’être noté, tout aussi bègue (voire un peu plus) que l’était Louis Jouvet ailleurs qu’à l’écran ou sur scène… J’ai eu le bonheur de croiser Roger Blin, quelquefois, de connaître Alain Cuny et de les rencontrer tous deux ensemble, après une représentation du «Roi Gordogane» de Radovan Ivsic (où je tenais le rôle du «Fou», comme par un fait exprès) ; assez intéressant «Roi Gordogane», aussi maladroitement «surréaliste» qu’il se voulait inspiré par une trop vague tradition populaire, à la création duquel Blin et Cuny avaient participé (sans que je me rappelle dans quoi ils avaient été distribués), ainsi que Michel Bouquet (lui, dans le rôle du «Fou»)…
Je dois un peu ré-écrire l’avis stupéfié et admiratif que j’ai écrit sur « L’important c’est d’aimer », film choquant, baroque, accablant, réussi avant de demander à JSF de le publier. Mais vous l’aurez quelque jour…
Alain Cuny m’a toujours paru trop engoncé (dans « Notre-Dame de Paris » de Delannoy, par exemple, en Claude Frollo, ou même dans la « Dolce Vita »). Mais je l’ai trouvé très bien dans le rôle du pirate homosexuel du Satyricon, du même Fellini…
Il m’apparaît soudain que le rôle tenu par Cuny dans «Satyricon» pourrait tout à fait avoir été spécialement conçu par Fellini pour Cuny en tant que caricature du (double) personnage de Tête d’Or…
Le plus grand Alain Cuny qui fût jamais, c’est celui de «Tête d’Or» – lorsque Claudel fit la connaissance de Cuny, il lui déclara : «Cela faisait vingt ans que je vous attendais !»
Le théâtre sublime de Claudel, Cuny l’incarne et il semble que Claudel n’écrivit jamais qu’en imaginant Alain Cuny (des photos nous assurent de l’«allure» littéralement monumentale d’Alain Cuny dans Tête d’Or)… Cependant, mille fois hélas ! la réalisation de «L’Annonce faite à Marie» au cinéma par ledit Cuny est un ratage désespérant. Incompréhensible, mais le fait est là…
Par ailleurs, Cuny est sublime dans un film merveilleux : la si pertinente et belle adaptation du fabuleux roman de Mikhaïl Boulgakov, «Le Maître et Marguerite», par Alexander Petrovic, dans lequel Cuny tient le rôle du professeur Woland (i.e. le «diable» – mais non n’importe lequel, à la mesure de l’inspiration de Boulgakov).
Cependant, pour qui n’apprécie pas Cuny, je confesse qu’une certaine saillie contre lui est plutôt drôle : «cette grande andouille gothique» – d’aucun m’a certifié qu’elle émanait de Lucien Rebatet, mais je ne l’y ai pas retrouvée…
Bien curieux de voir, cher Pierre Builly, comment vous réussirez à vous sortir de la gageure d’un avis admiratif tout à fait fondé sur «L’Important c’est d’aimer», nécessairement «admiratif» et, cependant, fatalement, en contradiction avec certains choses essentielles que nous partageons… Pour ma part, j’ai pris la précaution de ne plus tenter de revoir ce film, dans lequel les acteurs sont extraordinairement dirigés, pour ceux qui doivent l’être, et laissés à leur inspiration, pour ceux qui ne souffriraient pas qu’ont les cornaquât.
Je pense que le réalisateur, Andrej Zulawski, est très représentatif de ce problème parano-schizoïde majeur de la modernité «artistique», qui permet aux «créateurs» (ou supposés tels) de satisfaire leurs complaisances psychiques malsaines ou morbides, sous prétexte de «dénonciation» ou autre chose plus ou moins approchante. Ces individus ne savent vraisemblablement plus où ils en sont eux-mêmes, alternativement complaisants et/ou horrifiés, jusqu’à risquer de le devenir simultanément, à la manière de Sade emprisonné, qui a donné dans ses lettres une clef pour la «maladie» dont il se savait atteint… À ce sujet, il faut lire (ou relire) les «Poésies» d’Isidore Ducasse, qui se remet sur le métier, après avoir commis les sublimes et – au fond – peu inquiétants «Chants de Maldoror», sous le pseudonyme de comte de Lautréamont… Alain Cuny aurait été un fascinant récitant pour «Les Chants de Maldoror» – au passage, je me rappelle la «critique» de Maurice Maeterlinck, à réception du «Tête d’Or», publié anonymement : «C’est Lautréamont ressuscité ! Nous avons à faire au plus grand poète que la terre ait connu, ou à un fou furieux.»
Il faut également lire la courte et magnifique «étude» de Léon Bloy sur Lautréamont : «Le Cabanon de Prométhée», dans quoi il RÉVÈLE en quoi, au point de vue chrétien, Lautréamont est rigoureusement «régulier». Mais j’emprunte bien des chemins adjacents, susceptibles de lasser… Passons donc.
Je suis si rigoureusement f fermé au théâtre que je serais bien en peine de célébrer tel ou tel acteur… Beaucoup de ceux qui brillent sur les planches ont un ton singulièrement faux et « forcé lorsqu’ils passent devant la caméra, d’ailleurs.
Cela étant j’ai bien écrit que je dois absolument réécrire un avis déjà rédigé sur « L’important c’est d’aimer », film fou, malade et – à mes yeux – fascinant. Il y a beaucoup de guerres civiles en nous…