« Le système politique restera chaotique tant que le RN sera exclu du jeu, c’est-à-dire tant qu’il sera considéré comme un mouvement d’extrême droite, plutôt que comme un parti de droite de tendance populiste, ce qu’il est. »
Cet entretien sobre et posé est paru hier 4 septembre sur Atlantico. L’on peut suivre aussi les publications de Jean-Éric Schoettl dans Le Monde ou Le Figaro. On sait que Jean-Éric Schoettl est l’ancien Secrétaire Général du Conseil constitutionnel (1997-2007).
ENTRETIEN
Et si l’équation politique à laquelle se heurtent Emmanuel Macron et tous ses « consultés » était en réalité très simple ? Il ne peut pas y avoir de majorité ni de « stabilité institutionnelle », avec un double cordon sanitaire, l’un contre le RN, l’autre contre LFI (voire le NFP).
Atlantico : Emmanuel Macron procrastine-t-il en enchaînant les consultations en vue de la nomination d’un Premier ministre ? Plusieurs noms circulent, mais le blocage persiste…
Jean-Eric Schoettl : Je ne crois pas que la durée de ces consultations s’explique par la procrastination. La désignation du Premier ministre et le choix de l’équipe gouvernementale (celui-ci doit suivre de près celle-là car, si la République peut vivre sept ou huit semaines avec des ministres démissionnaires, elle ne peut fonctionner sans ministres plus de quarante-huit heures) est un exercice d’une difficulté aigüe dans les circonstances présentes, nées de la décision incompréhensible de dissoudre l’Assemblée prise par Emmanuel Macron le 9 juin.
Il faut un gouvernement composé de personnalités dévouées et expérimentées, qui ne soit pas une réplique de l’existant. Il doit être aussi pluraliste que possible mais délié des enjeux partisans. Il devra mener une politique qui soit à la fois suffisamment acceptable pour ne pas se faire renverser et à la hauteur des enjeux économiques, financiers, sécuritaires et géopolitiques. Parmi ces enjeux, il y a ceux qui sont imposés par les contraintes économiques et financières (vote du budget, désendettement) et ceux qui tiennent à la nécessité de restaurer l’autorité de l’Etat. La demande d’ordre et de sécurité est majoritaire : c’est un des rares enseignements clairs de ces élections. Emmanuel Macron ne peut non plus, sans brader l’acquis de sept années de mandat, nommer un Premier ministre hostile à la politique de l’offre, partisan de l’abaissement de l’âge de la retraite ou laxiste sur le plan sécuritaire ou migratoire. Il a droit, lui-aussi, à ses lignes rouges.
Cocher toutes ces cases relève de la quadrature du cercle ! On comprend que le Chef de l’Etat y consacre le temps nécessaire. Nous expérimentons pour la première fois sous la Ve république une situation d’absence de majorité, fût-elle seulement relative. Elle est habituelle chez nos voisins européens. Leurs opinions publiques ne s’étonnent plus que, au lendemain d’élections législatives très disputées, la construction d’une majorité, la négociation d’une plateforme de gouvernement et la désignation des ministres prennent des semaines, voire des mois. Outre qu’elle n’est pas habituée à cette situation, la France rencontre une difficulté particulière : le caractère irréductible des divergences entre les trois blocs politiques en présence et au sein même de ces blocs.
Il est indispensable que le Président recherche la solution la plus acceptable pour la nation et qu’il effectue à cette fin toutes les vérifications que commande l’intérêt du pays. Il est non moins légitime qu’il donne à voir aux Français qu’il opère de la sorte, plutôt que de se borner à des tractations clandestines. Son goût de la mise en scène y trouve sans doute son compte, mais comment s’étonner de la durée des tractations ? Elle illustre la difficulté de l’exercice dans lequel le Président se débat (et qu’il n’a pas le droit de rater, puisqu’il est à l’origine de tout cela), plutôt que son penchant naturel pour la mise en scène et la procrastination.
Une majorité, au moins relative, est-elle introuvable ?
Les blocages sont réels : refus du NFP d’en rabattre sur son programme ; refus de la Droite républicaine d’entrer au gouvernement ; refus de tous de parler au RN ; menaces de motion de censure émanant de celui-ci et de la gauche.
L’annonce de la dissolution a pris de court des partis de gouvernement affaiblis et désorganisés, ainsi que des formations « populistes » sans expérience gouvernementale. Les formations populistes peuvent connaître un fort succès électoral, tout en trébuchant au seuil du pouvoir : soit elles demeurent dans une radicalité tribunicienne (LFI) ; soit elles postulent à la gestion des affaires publiques, mais n’ont pas encore achevé leur mutation (RN). Tous ont dû improviser en quelques jours une stratégie, un programme, une méthode. Cela donne lieu à une agitation brownienne qui tient autant de la décomposition que de la recomposition.
On le voit à gauche avec un accord contre-nature entre frères ennemis, comme avec LR et Reconquête qui se fragmentent dans une gerbe tragi-comique d’anathèmes. La confusion présidera aux investitures avec des erreurs de casting ahurissantes. Nous sommes loin des dissolutions précédentes : un petit nombre de partis organisés, prêts à battre campagne au pied levé et s’étant donné les moyens de conquérir une position majoritaire dans un cadre bipolaire marginalisant les radicaux.
Pour illustrer ce que cette tripartition des opinions recèle de chaotique pour la suite, j’emprunterai l’analogie astrophysique du problème des trois corps. La trilogie romanesque intitulée « Le problème à trois corps », de l’écrivain de science-fiction chinois Liu Cixin, transposée dans une série télévisée diffusée par Netflix, imagine une humanité condamnée à vivre avec trois soleils. Cette civilisation tri-solaire pâtit cruellement du caractère imprévisible et erratique des interactions entre les trois astres. En effet, si la trajectoire décrite, l’un autour de l’autre, par deux corps placés dans le vide intersidéral est stable et a pu être déterminée précisément dès 1687 par Isaac Newton, le grand savant a buté sur le problème de trois corps livrés à leurs influences gravitationnelles mutuelles. Cette interaction défie toujours les moyens de calcul de la science moderne. Pourquoi ? Parce leurs évolutions sont chaotiques.
C’est à un semblable désordre, généré par l’interaction chaotique entre trois blocs, eux-mêmes hétérogènes, que conduisent les élections législatives des 30 juin et 7 juillet. Au lendemain du second tour, s’installe une l’Assemblée nationale dont ne se dégage aucune majorité cohérente. Deux pôles – chacun dominé par ses radicaux – encadrent un bloc central. Ces trois blocs occupent trois tiers (inégaux, mais de taille comparable) des 577 sièges.
La stabilité n’est garantie à aucun gouvernement émanant d’un seul bloc, car il peut être renversé par les deux autres blocs, rivaux sans doute, mais alliés à l’occasion contre lui. Quant aux coalitions entre blocs, elles sont interdites par l’irréductibilité de leurs positions. La raison du blocage est idéologique beaucoup plus qu’imputable, comme on le dit un peu vite, à on ne sait quelle inaptitude française au compromis. Une telle inaptitude culturelle au compromis n’est-elle d’ailleurs pas démentie par l’histoire des IIIe et IVe Républiques ? Inversement, croit-on possible en Allemagne une coalition entre le CSU et l’AfD après le succès de ce dernier aux dernières élections régionales de Saxe et de Thuringe ?
Le pire scénario institutionnel s’est réalisé le 7 juillet : une Assemblée sans majorité ; un parti présidentiel qui ne peut espérer demeurer dans la cabine de pilotage qu’en devenant l’otage de groupes charnières ; une Assemblée déportée sur sa gauche, alors que le pays penche majoritairement à droite sur ces questions cruciales que sont devenues les questions régaliennes.
La Ve République fonctionnait à merveille dans un monde politique bipolaire. Dans un monde tripolaire, elle fonctionnera sur un mode dégradé, ressemblant – ironie de l’Histoire – à la IVe. La stabilité de l’Exécutif, son principal acquis, en sera compromise.
Le paysage politique est si éclaté que même les contours des trois blocs sont instables :
– Les gauches restent irréconciliables malgré un peu reluisant accord, passé par opportunisme électoral ;
– Le centre et la droite de gouvernement se sont trop affrontés dans le passé pour se faire confiance, d’autant que l’une d’elles spécule sur 2027 et ne veut pas gâcher ses chances d’incarner le renouveau, dans trois ans, en se compromettant aujourd’hui dans une coalition fragile, gérant les affaires à la petite semaine et amenée à prendre des mesures impopulaires compte tenu de l’état de nos finances publiques ;
– Le camp présidentiel, qui a toujours été hétérogène, se défait en raison des carences du bilan et du retrait programmé de son unique fédérateur ;
– Enfin le RN et ses alliés cumulent le triple handicap de leur inexpérience des affaires, de promesses sociales inconsidérées faites dans le passé et d’une image dont le front républicain a montré combien elle était encore ostracisante. Postulés infréquentables par tous les autres groupes, ils sont a fortiori jugés insusceptibles d’entrer, comme d’autres partis populistes européens, dans une coalition. Le cordon sanitaire est solide.
D’où cette majorité introuvable et ce gouvernement si difficile à accoucher au lendemain du 7 juillet, sans autre plan B que de confier le pouvoir exécutif à des « membres de la société civile » ou à des technocrates de bonne volonté. D’autres pays européens ont connu ce blocage. Et l’enlisement durerait au moins un an, la Constitution interdisant une nouvelle dissolution avant ce terme.
Reflétant l’archipélisation de la société française, le paysage politique s’est fracturé et les forces politiques classiques s’effacent. S’évanouit en conséquence la perspective, qui nous était devenue naturelle, de l’alternance régulière et légaliste de choix de société cohérents proposés dans un cadre bipolaire.
Peut-il vraiment y avoir une majorité ou une « stabilité institutionnelle », avec un double cordon sanitaire, l’un contre le RN, l’autre contre LFI (voire le NFP) ? Dans quelle mesure le RN et LFI devraient-ils être intégrés au jeu des négociations plutôt que d’être ostracisés comme c’est le cas actuellement ?
LFI a été invitée aux consultations mais a posé des conditions telles qu’elle s’est exclue elle-même du jeu. C’est une formation radicale et antisystème qui cherche à déstabiliser les institutions plutôt qu’à gouverner. Son chef vise 2027 et ne veut pas se commettre dans un gouvernement bourgeois d’ici là.
Quant au RN, le tenir durablement à l’écart du jeu présente un risque considérable pour un gouvernement soutenu par un bloc central pesant au mieux (avec la Droite républicaine) 220 sièges. Arithmétiquement, le futur gouvernement ne peut pas se payer le luxe de s’en faire un ennemi.
Le blocage risque-t-il de durer aussi longtemps que les élites politico-médiatiques préféreront la morale à la politique et au respect des suffrages exprimés par les Français ?
Un important facteur conditionnant la stabilité d’un gouvernement dans l’action duquel se retrouverait le bloc central serait d’atténuer l’hostilité du principal groupe de députés. Ce n’est pas une tâche impossible. Comment ? Pour l’essentiel, en cessant de diaboliser le RN. Le centre et la droite pourraient donc décider de considérer le RN comme un parti comme un autre, qu’il n’y a pas lieu d’ostraciser éternellement.
Le système politique restera chaotique tant que le RN sera exclu du jeu, c’est-à-dire tant qu’il sera considéré comme un mouvement d’extrême droite, plutôt que comme un parti de droite de tendance populiste, ce qu’il est. Le parti de la fille n’est plus celui du père ; il ne défile pas avec des oriflammes ; il combat l’antisémitisme ; ses députés se sont montrés respectueux des institutions et ont fait montre de civilité républicaine. Cela n’implique pas de l’inclure dans une coalition, mais cela veut dire que les députés du centre et de droite acteraient sa dédiabolisation et voteraient ses amendements sans état d’âme s’ils les estimaient conformes à l’intérêt national ; le RN, dont l’intérêt est d’achever sa mue et de prendre tout le temps nécessaire à la préparation des échéances électorales futures, ne chercherait pas à déstabiliser le gouvernement d’ici là.
Le centre et la droite cesseraient ainsi de voir le fascisme là où il n’est pas et, à l’inverse, s’opposeraient plus résolument à sa véritable résurgence contemporaine : la France insoumise, qui, par son mépris des institutions et des usages démocratiques, son culte du chef, son goût pour l’action violente et sa complaisance pour l’antisémitisme, s’inscrit beaucoup plus que le RN dans une tradition totalitaire. Bien entendu, lors de la présidentielle, chacun (bloc central d’une part ; RN et ses alliés d’autre part) mènerait son propre combat. Un tel pacte, même purement implicite, serait essentiel pour la stabilité d’un gouvernement centriste, pluraliste ou technique.
Existe-t-il un déni français à l’égard du RN ?
Le RN s’est heurté au « front républicain » lors des élections législatives (tout sauf le RN). Le barrage s’est révélé incroyablement efficace : avec le tiers des voix, le RN et ses alliés n’ont obtenu que le quart des sièges. Dans une proportion élevée, les candidats du bloc central doivent leur victoire au désistement du candidat de la gauche et, réciproquement, les candidats du NFP, y compris ceux de LFI, doivent leur siège, dans une proportion significative, au désistement d’un candidat du camp présidentiel.
Qui plus est, le RN et ses alliés ont été mis en quarantaine après le second tour puisqu’ils ont été exclus de tous les postes-clés de l’Assemblée nationale lors de la session de droit de juillet. Certes, et contrairement à ce qu’affirment ceux qui s’indignent d’un « déni de démocratie », la volonté populaire, telle qu’elle s’est exprimée les 30 juin et 7 juillet, n’a pas été bafouée au soir du second tour. Méconnaît en revanche clairement la volonté populaire l’installation d’un cordon sanitaire dans l’hémicycle, qui ostracise le principal groupe de députés au mépris des règles élémentaires de la démocratie représentative, comme en violation de la lettre – et de l’esprit – du règlement de l’Assemblée nationale.
Cette mise en quarantaine de la minorité dite d’« extrême droite » jette aux orties les notions, patiemment construites, d’opposition, de pluralisme de courants d’opinion, de droit des groupes politiques. Que représente une Assemblée nationale dont l’armature n’est plus représentative de la diversité des opinions et n’est plus organisée en fonction du poids numérique de chaque groupe ? Et où une autre minorité, de gauche celle-là, est majoritaire au sein du Bureau de l’Assemblée ? Qu’aucun des six députés élus vice-présidents le 19 juillet n’appartienne au RN, alors que deux sont des Insoumis, suscite le malaise. Et la situation à laquelle on parvient (12 membres du bureau sur 22, soit la majorité absolue, sont issus du NFP ; aucun du RN) méconnaît la lettre, comme l’esprit, de l’article 10 § 2 du règlement de l’Assemblée nationale, qui prescrit de « reproduire au sein du bureau la configuration politique de l’Assemblée ». Tous les députés ayant été élus régulièrement, il n’y a aucune raison d’évincer des postes-clés de l’Assemblée ceux qui en forment le principal groupe, alors surtout que le règlement de l’Assemblée prévoit dans plusieurs cas une composition pluraliste.
Plus généralement, il n’est pas admissible de transformer en parias 143 députés, au nom d’un cordon sanitaire qui n’a pas sa place dans l’hémicycle ou de la continuation d’un front républicain déjà irrationnel avant le second tour des législatives et devenu franchement névrotique après le 7 juillet. Le plus terrible des cordons sanitaires, c’est quand un député refuse de serrer la main d’un autre député. ■
Le RN est un parti complice du pouvoir depuis bien longtemps. Rien a attendre de leur lacheté, de leur complaisance excepté Stephane Ravier.