Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Il n’y a pas seulement ici le président de la République, les ministres et les fonctionnaires. Il y a les journalistes, il y a le boulevard, il y a des comédiennes. »
Arrivé à Bordeaux après un voyage de quarante-huit heures, je suis venu, partie en automobile, partie en chemin de fer, par Rennes, Redon, Nantes et Saintes. L’Ouest de la France témoigne à lui seul de l’invasion. Partout des familles d’émigrants fuient nos provinces dévastées. Silencieux, un immense étonnement peint sur leur visage, tous ces habitants du Nord, de l’Aisne, de la Meuse, de la Somme, de l’Oise, pensent à leur maison brûlée ou dévastée, à leurs industries ruinées. Une âpre colère, qu’ils n’expriment pas, brûle dans leur poitrine. « Je suis de Sedan, mon usine n’est plus qu’un monceau de cendres », me dit un homme dont les traits longs, calmes et austères, font penser à ces figures de jansénistes ou de religionnaires que Philippe de Champaigne peignait. « Je suis de Fourmies, la ville n’existe plus », dit un autre. Un troisième, farouche, qui est de Soissons, écarte de la parole et du geste le souvenir de ce qu’il a vu. Des femmes, des Parisiennes de moyenne bourgeoisie, fuient Le Tréport, où elles prenaient les bains de mer. Elles y soignaient les blessés de la Croix-Rouge. Un matin, elles trouvent l’ambulance vide… Elles comprennent que le danger est prochain et préparent leurs valises en hâte : le maire les a devancées dans la fuite. A Rouen, elles ont lu une proclamation de la municipalité invitant les habitants au calme, et avertissant que quiconque tirerait sur l’ennemi, lorsque l’ennemi entrerait dans la ville, exposerait ses concitoyens à de terribles représailles…
Est-il vrai que Soissons et Fourmies soient en cendres, qu’à Sedan notre artillerie ait surpris et cerné l’ennemi, que sept cents de nos bouches à feu braquées sur la ville aient fait un massacre d’Allemands, exterminé 35.000 d’entre eux, mais, en même temps, détruit la ville ? Est-il vrai que l’ennemi est à Rouen, dans vingt autres cités ?… Tout cela est pour le moment incontrôlable. Ce qui est sur, c’est que les populations du Nord de la France refluent vers l’Ouest et que, jusqu’en Bretagne, les trains et les gares sont remplies de réfugiés.
Il y a aussi des blessés en grand nombre, et dont le moral est admirable. Un jeune lieutenant d’artillerie, blessé à la hanche, se soulevait encore de la banquette du wagon par un mouvement d’enthousiasme, pour rendre l’effet prodigieux de notre canon de 75. « Naguère, disait-il, les Allemands s’en moquaient, l’appelaient la petite seringue. Ils trouvent aujourd’hui que la petite seringue ne plaisante pas. »
Dois-je croire le récit de ce jeune fantassin, sous-officier de réserve, également rencontré dans un train ? Le voici, tel qu’il me l’a fait :
– Notre régiment campait depuis quelques jours à Aulnay, près de Paris, et nous pensions qu’on nous emploierait à la défense de la capitale. Soudain l’ordre nous vient de partir. Quelques heures plus tard le chemin de fer nous dépose dans le Pas-de-Calais, près d’Arras. Nous nous mettons en marche pour rejoindre la division que nous étions destinés à renforcer. Impossible de la trouver… Nous étions vraiment égarés… Un beau matin, nous défilons paisiblement, par rang de quatre, tant nos chefs se croyaient en pays sûr. Tout à coup une fusillade éclate. Nous étions tombés sur des cantonnements de l’ennemi, entourés de tranchées. Notre avant-garde avait été cueillie sans bruit, en douceur… Voilà la quart de notre effectif par terre, nos convois confisqués en l’espace de quelques minutes, et les débris de notre brigade battent en retraite… Nous avons marché neuf jours, sans arrêt, harcelés par les uhlans, arrivant à peine à manger une fois toutes les quarante huit heures, dormant debout, dévorant des mûres, des pommes de terre crues, des racines… Nous avons rejoint, au-dessous de la Somme, des Anglais qui avaient terriblement souffert… On eût dit que les Allemands s’étaient acharnés sur eux… Ils n’étaient guère plus brillants que nous, et pourtant il y avait parmi les nôtres des hommes qui succombaient à la fatigue au point qu’ils tombaient à terre, que l’approche même de l’ennemi ne les tirait pas de leur sommeil et qu’ils dormaient sous la fusillade… »
– Comment appelez-vous les opérations auxquelles vous avez pris part ?
Je pose la question sans malice à l’adjudant qui, recru de fatigue, a droit à un congé de convalescence.
– C’est la pile, impossible de le dissimuler, me répond ce jeune homme. Pourtant nous étions joliment bien partis, et avec de l’entrain, je vous le promets. Mais la faute de tout cela est aux généraux politiques…
Les généraux politiques : j’ai retenu l’expression. Partout, sous des formes diverses, la même accusation s’élève. Percin, d’Amade, Godart, Valbrègue, Michel, Sauret sont déclarés responsables de nos revers…
Je retrouve toutes ces rumeurs à Bordeaux, mais amplifiées, aggravées, et à quel point ! Bordeaux est l’image réduite de Paris et, le soir, au restaurant, au café, les Parisiens sont comme chez eux. Il n’y a pas seulement ici le président de la République, les ministres et les fonctionnaires. Il y a les journalistes, il y a le boulevard, il y a des comédiennes. Paris qui ne peut pas être « assiégé », qui ne peut même pas être investi (du moins on l’assure), Paris s’est transporté à Bordeaux. Pourquoi ?… Et, si les Allemands sont rejetés loin de Paris, ou bien s’il n’est pas dans leur plan d’y entrer, cet exode, déjà si mal jugé par la population pour ce qu’il a eu de hâtif, ne sera-t-il pas un incident ridicule ?…
Les Bordelais sont irrités du sans-gêne avec lequel les ministres et les fonctionnaires ont exercé le droit de réquisition. Les meilleurs hôtels, les plus belles maisons particulières ont été pour les « officiels » qui, avec cela, même sur les bords de la Gironde, ne sont pas très rassurés, le laissent voir : deux mitrailleuses ont été placées dans les tours de la cathédrale pour protéger le gouvernement contre une agression des « Taubes »1 ! Cependant la Chambre est à l’Apollo et le Sénat à l’Alhambra : la municipalité a trouvé que des cirques convenaient fort bien à l’une et l’autre de ces assemblées. Avec les brillants dîners du Chapon fin et la foule qui se voit aux cafés de la place du Théâtre, on a l’image de la vie à Bordeaux transformée en capitale et servant de retraite au gouvernement et à tout ce que ce gouvernement traîne derrière lui d’aventuriers, d’histrions et de filles…
Les promeneurs d’ici auraient besoin d’entendre ce qui se dit ailleurs et de connaître les sentiments des Français qui ont quitté leurs toits pour des raisons beaucoup plus pressantes que celles qui ont déterminé le ministère et les Chambres à abandonner les palais officiels de Paris. ■ JACQUES BAINVILLE
1. Pigeon, en allemand ; nom donné aux avions allemands.
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
La pile! mot doux amer, ironie de poilus ? face : pile du pont soutenant ses arches, pile électrique, pile atomique (pas encore), tomber pile… de l’autre, arrêté sur place, enfoncé, réduit en poudre, dans un mortier. La pile, quoi ! la face perdue !
J’ai même relevé dans les notes d’une récente journée de ce journal, une phrase que Bainville commence par le moderne « Du coup ». Décidément, rien de nouveau sous le soleil !