Par Pierre Builly.
Gueule d’amour de Jean Grémillon (1937).
L’homme démoli.
Mon appréciation n’est pas loin d’être maximale et, si j’étais plus équitable qu’impulsif, j’irais jusqu’à dire que c’est un chef-d’œuvre, parce que Gueule d’amour est vraiment un film magnifique, superbement réalisé, avec des trouvailles qui font vraiment regretter que Grémillon ait si peu tourné.
Mais voilà que, sans en avoir du tout marre de l’acteur, j’ai un peu assez de ce personnage dans quoi l’Avant-guerre a confiné Jean Gabin : le beau gosse, souvent tête brûlée, ami des femmes qui, finalement, du fait d’un Destin implacable, en prend plein la figure : en quatre ans (1935-1939), voici La bandera, puis La belle équipe, Pépé le Moko, Quai des brumes, La bête humaine enfin Le jour se lève ! Quoi qu’on en dise, après la Guerre, si la densité des chefs d’œuvre est moindre, la palette sera plus variée, avec le paysan émoustillé du Plaisir, le cheminot aveugle de La nuit est mon royaume, l’entrepreneur de spectacle de French cancan, le peintre cynique de La traversée de Paris (sans compter bien sûr, les mille malfrats incarnés à partir de Touchez pas au grisbi).
Gueule d’amour intervient donc en plein dans ces dernières années Trente, époque où le prestige de l’uniforme masque l’effarant état d’impréparation dans lequel des gouvernements de ganaches impuissantes ont confiné le pays. Pour l’heure, la France, deuxième empire colonial du Monde, aime ses troupes à proportion qu’elles sont exotiques. Parmi les spahis, cantonnés alors à Orange, un sous-officier, Lucien Bourrache (Gabin, donc) est la clef des cœurs et fait frémir de désir toute la population féminine de la bourgade.
Que, au cours d’une permission, il rencontre Madeleine (Mireille Balin, la Gaby de Pépé le Moko), demi-mondaine indifférente et désenchantée, et l’aventure commence, dans l’évidence de sa logique, un type fou de passion qui court après une femme facile, maquerellée par sa mère et soucieuse avant tout de son confort et de son demi luxe.
Anecdote facile, à l’issue prévisible, mais impeccablement tournée. Parce que Grémillon est un véritable cinéaste, à la façon de filmer hardie, multipliant les angles innovants et les images d’une grande beauté plastique, sachant admirablement composer une atmosphère ; par exemple, les premières images du film, qui évoquent la poisseuse torpeur de la petite ville endormie durant les manœuvres du régiment, grâce à quelques jeux d’ombre dans les rues vides, au chuintement d’une fontaine, à quelques carafes prêtes à servir des hommes assoiffés, et le réveil brusque et claironnant des boulevards et des balcons, à l’entrée de la troupe où chevauche, admiré de toutes, Gueule d’amour. Et par contraste le retour à Orange de ce même Gueule d’amour, Lucien Bourrache démobilisé, qui paraît si étriqué dans son costume de pékin alors que défilent – en ombres portées seulement – les fiers spahis dont il n’est plus !
Le dialogue (de Charles Spaak) est étincelant de force, d’intelligence, d’esprit (« Être un gamin, c’est le premier bonheur que vous donne une femme »), les situations sont cruelles, les personnages typés (belle silhouette du valet de chambre de Madeleine, stylé, prétentieux et cruel – Jean Aymé, remarquable, et de « la mère de Madame » – Marguerite Deval – répugnante de veulerie). ■
DVD autour de 14€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Gueule d’amour est une œuvre fascinante qui allie à merveille la puissance des émotions humaines avec une critique subtile des rapports de force dans les relations amoureuses. Grâce aux performances saisissantes de Jean Gabin et Mireille Balin, ainsi qu’à la mise en scène soignée de Jean Grémillon, ce film reste un classique incontournable du cinéma français des années 30. Un drame amoureux intemporel qui continue de toucher par sa profondeur psychologique et son réalisme poignant.