À l’annonce des succès électoraux de l’AfD en Saxe et en Thuringe, les différents grands acteurs de (dé)formation de l’opinion n’ont pas manqué de nous faire le coup habituel consistant à sonner l’alarme du supposé retour d’un danger menaçant renaissant en Allemagne, semblable à ce qu’il avait été dans les années 1930 où montait la figure d’Adolf Hitler et se formaient les bataillons du parti nazi… Est-il besoin de pointer le ridicule d’une telle comparaison entre l’esprit de revanche et l’expansionnisme guerrier qui animait l’Allemagne d’alors et la politique d’un parti, l’AfD, dont les deux objectifs, l’un et l’autre aujourd’hui défensifs, sont de lutter contre l’emprise de Bruxelles et contre l’immigration qui ravage l’Allemagne, comme le reste de l’Europe ? De ces deux objectifs là nous sommes évidemment solidaires. Comme plusieurs autres mouvements ou nations d’Europe – la Hongrie par exemple – nous en avons de semblables pour ce qui est de notre propre État.
(Cet entretien est repris du Figaro du 4 septembre).
ENTRETIEN – La percée de l’AfD lors des élections régionales en Saxe et en Thuringe est révélatrice de la crise profonde qui couve en Allemagne, et du fossé qui se creuse entre l’est et l’ouest du pays, explique le politologue*.
*Patrick Moreau est historien et politologue spécialiste de l’Allemagne et des extrémismes. Il a notamment publié « L’Autre Allemagne : Le réveil de l’extrême droite » (Vendémiaire, 2017)
« Le parti social-démocrate commence lui aussi à connaître des difficultés internes. Un grand nombre de ses électeurs sont en effet persuadés que l’absence de politique anti-immigration est une catastrophe »
LE FIGARO. – L’Alternative für Deutschland (AfD) a effectué une percée lors des deux élections régionales dans l’est de l’Allemagne (Saxe et Thuringe). Comment l’expliquer ?
Patrick MOREAU. – Cette percée n’est pas surprenante, car l’AfD monte en puissance, ce que nous savons depuis les élections européennes. Il faut cependant d’emblée rappeler et prendre en compte ce qui se passe à l’ouest de l’Allemagne, où l’AfD progresse aussi, mais dans des proportions bien moins importantes (récoltant 10 % à 15 % des suffrages).
L’AfD est un phénomène complexe qu’il ne faut pas réduire à un nouveau NSDAP. La situation actuelle n’est pas celle de la République de Weimar dans les années 1930. Ce parti progresse dans les sondages pour diverses raisons, parmi lesquelles, d’abord, une incompréhension entre l’est et l’ouest du pays. L’Ouest ne connaît, ni ne comprend les Bundeslander de l’Est. Ces derniers mois, on a observé un Est-bashing.
Les Ossis (gens de l’Est) sont ainsi fréquemment critiqués : ils seraient « incapables » de comprendre ce qu’est la démocratie, et cette incompréhension aboutirait à un vote massif en faveur de l’extrême droite. Toutes ces critiques énervent à juste titre les Allemands de l’Est et cela permet à l’AfD mais aussi au BSW (Alliance Sahra Wagenknecht, du nom de l’ancienne présidente du groupe Die Linke, NDLR) de trouver de nombreux électeurs.
Les Allemands de l’Est ont aussi le sentiment de ne pas être suffisamment représentés au sein des élites politiques et économiques. Ce conflit plus ou moins larvé entre l’Est et l’Ouest pourrait provoquer à terme un tsunami politique. La question de l’immigration joue aussi évidemment un rôle. L’immigration en Allemagne de l’Est est pourtant encore relativement faible. Paradoxalement, dans les grandes villes ou plus généralement dans l’ouest du pays, où il y a eu plus de vagues d’immigration, l’extrême droite ne réussit pas une réelle percée.
Mais l’immigration « à venir » fait peur à l’Est, surtout dans les campagnes, où l’AfD fait ses meilleurs scores. De surcroît, des événements tels que l’attentat du vendredi 23 août qui a provoqué la mort de trois personnes lors d’une fête locale à Solingen ont eu un fort impact sur les résultats dans les urnes. L’une des clés de la campagne victorieuse de l’AfD a été en effet la lutte contre la criminalité, qu’elle lie à la lutte contre l’immigration.
L’AfD a enfin connu une véritable mutation depuis 2013. Elle est passée d’un parti de protestation, qui attirait les électeurs insatisfaits du système Merkel, à un parti d’adhésion. En 2024, les électeurs de l’AfD soutiennent ce parti, car ils considèrent qu’il est capable d’apporter un certain nombre de solutions aux problèmes du pays (crise économique, insécurité, immigration). Un changement de fond qui assure une durabilité politique pour l’AfD et lui permet de percer chez les moins de 25 ans, les ouvriers, les électeurs en difficulté économique ou simplement frustrés du comportement des élites politiques de l’Ouest.
Le même phénomène a eu lieu dans plusieurs pays européens où la qualité programmatique des partis d’extrême droite a considérablement augmenté. Les électeurs votent donc pour ces partis afin de trouver des solutions aux problèmes du quotidien.
La question ukrainienne et des relations avec la Russie est finalement l’un des derniers points qui ont joué un rôle dans cette victoire. Là aussi, deux mondes s’opposent entre l’Ouest, qui perçoit la Russie comme une force menaçante sur le plan militaire et idéologique, et l’Est, davantage russophile. La grande force du BSW et de l’AfD est d’affirmer que les moments de crise actuelle – y compris l’immigration – n’auraient pas existé si le pays avait eu des relations normales avec la Russie. Ceci implique de laisser tomber l’Ukraine et de forcer les Ukrainiens à faire la paix.
Au niveau national, quelle est la dynamique de ce parti ?
La percée de l’AfD est un succès régional évident, mais le parti est loin d’être en position d’arriver au pouvoir. Au niveau national, les sondages montrent certes qu’il existe une sympathie grandissante pour ce parti (autour de 15 % à 20 %), mais que parallèlement la polarisation de la société allemande s’intensifie.
70 % des électeurs repoussent toute perspective de coalition avec l’AfD. Les grandes campagnes médiatiques et les mobilisations collectives contre l’AfD ne fonctionnent cependant pas sur ses électeurs, car ces derniers ont coupé les ponts avec le système politique en place. Un retour dans le « champ démocratique » apparaît pour l’heure invraisemblable.
Les élections de Thuringe et de Saxe sont un moment fort de la politique allemande. Nous avons en effet assisté à la naissance d’un nouveau système politique en Allemagne qui se concrétisera lors des prochaines élections nationales. La coalition SPD-Verts-FDP (libéraux) dirigée par Olaf Scholz est agonisante – une écrasante majorité de la population considérant qu’elle ne fonctionne pas – et la cacophonie règne.
Au-delà de la victoire de l’AfD, comment analyser les résultats de ces deux scrutins dans l’est du pays ?
Il faut s’intéresser à l’apparition de nouveaux acteurs et notamment du BSW de Sahra Wagenknecht. Son parti est né d’une scission très récente de Die Linke, jadis un puissant parti de la gauche communiste. Il se développe aujourd’hui en s’appuyant sur les sentiments collectifs. Sur celui de l’anti-immigration d’abord, car la population allemande est massivement opposée à l’immigration incontrôlée. Sur la dimension pacifiste ensuite, car nombre d’Allemands sont préoccupés par un risque de guerre avec la Russie.
Le BSW joue finalement sur la crainte d’une crise économique : le parti qui reste marxiste et anticapitaliste appelle toutefois à une revitalisation nationale de l’économie allemande. Ainsi, même si ses résultats électoraux restent modestes – entre 12 % et 16 % -, le parti peut encore progresser et pourrait devenir un partenaire de coalition tant au niveau des Länder qu’au plan national, à l’occasion des élections à venir. Car si l’AfD est largement perçu comme un parti extrémiste de droite, le BSW est pour sa part vu comme un acteur à part entière du champ démocratique.
Il faut enfin évoquer l’extraordinaire affaiblissement des Verts, encore très populaires il y a quelques années. Aujourd’hui, on observe un rejet collectif de ce parti, perçu comme totalitaire, voulant imposer aux gens un autre mode de vie et de communication. Aujourd’hui, les Allemands ne sont plus persuadés que la dimension écologique doit être prioritaire, la question économique devant primer. Ce qui explique le basculement de la jeunesse : cette dernière se rapproche aujourd’hui de plus en plus de l’extrême droite.
Ultime dimension : le Parti social-démocrate commence lui aussi à connaître des difficultés internes. Un grand nombre de ses électeurs sont en effet persuadés que l’absence de politique anti-immigration est une catastrophe. En clair, nous observons partout des éléments de crise, dans tous les partis. Une image vient à l’esprit : l’Allemagne est une marmite qu’on a mise sur le feu et dont le couvercle commence à fortement trembler. ■