Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« En somme, c’est surtout sur nous-mêmes que nous devons compter. »
Victoire ! Nous pouvons enfin écrire ce beau mot puisqu’ila été prononcé au ministère de la Guerre devant les représentants de la presse. La victoire de la Marne a sauvé Paris et la France. Si nous avions été battus, la partie n’était pas encore perdue, puisque le commandement avait pris des mesures assez habiles pour que la route restât libre derrière nos armées intactes. Mais il fallait nous replier jusqu’à Lyon, et c’étaient encore sept ou huit départements dévastés, sans compter Paris qui tombait aux mains des Allemands.
A tous les points de vue, ce succès est venu à son heure. Voilà les Russes qui semblent arrêtés en Prusse orientale. Le fameux « rouleau compresseur », comme disait naguère un journal anglais, et le mot avait fait fortune, ne comprime plus guère quand il se trouve en présence d’une armée allemande sérieuse. On me dit d’ailleurs qu’au grand état-major français on estime que les Russes ne peuvent pas mettre sur pied plus de deux millions d’hommes vraiment exercés et armés. Les huit millions de soldats dont on parle sont une fable à l’image du public. En somme, c’est surtout sur nous-mêmes que nous devons compter. Mais la situation se présente ainsi : les Russes ont battu les Autrichiens ; les Allemands battent les Russes ; les Français battent les Allemands. Nous sommes au sommet de l’échelle… Oui, aujourd’hui nous voyons tout en beau…
D’un milieu où l’on connaît les choses d’Autriche, on me dit qu’il est vain, du moins pour l’instant, d’espérer que Vienne renonce à son alliance même malheureuse avec Berlin. Il faudrait pour cela que le vieil empereur François-Joseph, qu’on dit très malade, vînt à disparaître – consentît à disparaître. Son petit-neveu, marié à une Bourbon1, n’a que très peu de sympathies pour l’Allemagne. Mais il y a le parti militaire, très puissant encore, quoique battu, qui est associé avec la presse et la finance juives, très antirusses là-bas comme en Allemagne. Pourtant il ne faut pas désespérer que, le prestige militaire de l’Empire allemand étant atteint, la défection de l’Autriche se produise. A Munich, à Dresde, à Stuttgart, il y aura ensuite du beau travail diplomatique à faire. On peut gager que, depuis quelques jours, le roi Louis III de Bavière sent se rouvrir la blessure qu’une balle prussienne lui a faite en 1866… (Photo : l’archiduc Charles de Habsbourg-Lorraine et Élisabeth de Bourbon-Parme, lors de leur mariage en 1911).
On raconte que Guillaume II a envoyé ces jours-ci à Victor-Emmanuel III2 le télégramme suivant : « Vainqueur ou vaincu, je n’oublierai jamais ta trahison. » A qui le roi d’Italie aurait répondu : « Et moi, je ne veux pas trahir mon peuple. » Si ce n’est vrai, c’est assez bien imaginé. Cependant l’Italie reste neutre. C’est un baromètre à consulter. Le jour où l’aiguille se déplacera pour de bon dans notre sens, nous pourrons dire : « Beau temps. » Jusqu’à présent, ce n’est que le variable. Cependant, si l’Italie laisse passer, sans intervenir, le moment psychologique, ce sera encore le mieux. Les neutres sont toujours sacrifiés quand vient la paix, et nous n’aurons pas besoin d’agrandir l’Italie. Cavour calculait peut-être mieux quand il envoyait quelques régiments piémontais en Crimée pour avoir le droit de s’asseoir à la table du congrès de Paris. Mais les leçons de Cavour sont-elles perdues pour les Italiens comme celle de Bismarck le sont, et définitivement celles-là, pour les Allemands ? Ou bien l’Italie parvenue, et en présence de problèmes difficiles, hésite-telle à compromettre son capital et à courir les aventures ? ■ JACQUES BAINVILLE
1. Elisabeth de Bourbon-Parme.
2. Victor-Emmanuel III, roi d’Italie..
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source.
Il y a une phrase dans cette page qu’on pourrait presque intégralement écrire aujourd’hui.
Laquelle ? J’en vois une ou deux…
À mon tour de vous demander respectueusement lesquelles ? Certaines sont délicates à citer. alors mon silence épousera le vôtre !
C’est à dire qu’il y en a, je trouve, plusieurs dans ce cas. Au 2e paragraphe, notamment. N’est-ce pas ?
Comme toujours, Bainville se montre d’une grande clairvoyance. A un détail près, peut-être : il se réjouit de la neutralité italienne, appelle de ses vœux son alliance avec l’Entente et l’approuvera dans ses « Conséquences politiques ». Je ne suis pas de cet avis : une Italie neutre n’aurait pas insisté pour dépecer l’Autriche, n’aurait pas été frustrée de ses trop maigres gains (à ses yeux du moins), n’aurait pas suscité un mouvement aussi répugnant que le fascisme.