Cette analyse de Renaud Girard parue dans Le Figaro de ce matin, politiquement assez incorrecte – en voie de devenir correcte ? – est remarquablement lucide dans sa substance et son détail, tandis que sa conclusion pointe l’illusion naïve des Grecs, Polonais et Autrichiens qui se figuraient que la politique migratoire de l’Europe « devait se faire ensemble et pas chacun pour soi. » Ce n’est pas nécessairement un bien mais la réalité des choses c’est le chacun pour soi et l’Allemagne vient d’en administrer la preuve la plus décomplexée qui soit.
Par Renaud Girard.
CHRONIQUE – Neuf ans après l’accueil de 800 000 réfugiés, l’Allemagne rétablit les contrôles aux frontières. Seule constance : le pays fait toujours cavalier seul pour déterminer sa politique migratoire.
Hélas, ce n’est pas en se plongeant dans les bains chauds de l’émotion et de la béatification qu’on fait de la bonne géopolitique. T
À compter de ce lundi 16 septembre 2024, l’Allemagne a remis des contrôles de police à toutes ses frontières terrestres. On n’avait pas vu cela depuis 1995, date du début de l’application de l’accord de Schengen. L’Allemagne n’est pratiquement entourée que de pays appartenant à l’Union européenne (France, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Danemark, Pologne, République tchèque, Autriche). La Suisse est son seul voisin qui n’appartienne pas à l’UE, tout en appliquant volontairement bon nombre de règles européennes.
L’idée du chancelier Scholz est de rejeter les migrants irréguliers qui cherchent à venir en Allemagne depuis des territoires européens voisins qu’ils ont réussi à rejoindre illégalement grâce aux réseaux africains et moyen-orientaux de trafiquants d’êtres humains.
« Nous devons pouvoir choisir qui vient en Allemagne ! », s’est exclamé le chancelier fédéral socialiste devant le Bundestag, dans son discours du mercredi 11 septembre 2024. Les Allemands désirent en effet, dans leur très grande majorité, passer d’une immigration subie à une immigration choisie.
Quelle volte-face par rapport à la politique qu’avait adoptée Angela Merkel il y a exactement neuf ans ! À cette époque, face à un afflux de réfugiés fuyant la guerre en Syrie, la chancelière, sans consulter personne, avait déclaré que l’Allemagne était « prête à accueillir 800 000 réfugiés » et avait ordonné à sa police d’ouvrir ses frontières. Sans peut-être avoir bien mesuré les conséquences de son appel d’air, la dirigeante allemande a mis en marche vers l’Europe des millions de miséreux d’Afrique et du Moyen-Orient, sur lesquels se sont jetées les mafias du trafic des êtres humains.
La décision de Mme Merkel était d’autant plus surprenante qu’elle avait déclaré, en octobre 2010, que le « multiculturalisme allemand » avait totalement échoué et que la grande majorité de ces nouveaux arrivants étaient des musulmans.
C’est l’émotion, la sienne et celle des médias, qui avait actionné la chancelière. Tous les journaux du monde occidental avaient fait leur une avec la photo terrible du corps d’un garçonnet kurde de 3 ans retrouvé, sur une plage turque, noyé.
Lorsque les réfugiés se mirent à arriver par milliers dans les gares d’Allemagne, la population de ce vieux pays aux racines chrétiennes redoubla d’efforts pour bien les accueillir. L’État fédéral, les Länder et les communes se mobilisèrent pour leur offrir gratuitement logement, éducation, santé. Merkel était alors au sommet de sa gloire, encensée par les élites européennes. L’euphorie régnait en Allemagne ; voici que la chancelière, fille de pasteur, avait lavé le grand péché historique du national-socialisme païen. Deux générations après la Shoah, elle ne chassait plus personne de chez elle, elle accueillait au contraire des miséreux les bras ouverts, dans un modèle de charité chrétienne étatique.
Hélas, ce n’est pas en se plongeant dans les bains chauds de l’émotion et de la béatification qu’on fait de la bonne géopolitique. Tout stratège qui se respecte doit anticiper les conséquences à long terme de ses actes. L’Allemagne connaît aujourd’hui de sérieux problèmes d’intégration de nombreux de ses jeunes résidents masculins, qui sont d’origine arabe, afghane ou pakistanaise. La composition des sociétés modernes dans un monde globalisé est une affaire trop sérieuse pour être laissée à la dictature de l’émotion.
Le scandale n’est pas que la vieille Europe ait reçu depuis un demi-siècle des vagues de plus en plus importantes de migrants d’une culture très différente d’elle, les grandes migrations ayant toujours existé dans l’histoire des hommes. Mais le scandale est que les populations européennes de souche n’aient jamais été démocratiquement consultées pour savoir dans quelle société elles souhaitaient vivre, avec quel degré et quelle forme de multiculturalisme.
En France, le regroupement familial a été décidé par un décret simple du premier ministre au printemps 1976. Pas le moindre débat au Parlement sur un sujet aussi sensible !
En Allemagne, Mme Merkel n’a pas non plus soumis son geste spontané de générosité chrétienne au moindre débat public. Ni ses ministres ni les députés du Bundestag n’ont été consultés. On n’a pris l’avis d’aucun sociologue, d’aucun anthropologue. Pire, cette chancelière qui se proclamait très proeuropéenne n’a pas pris la peine de consulter ses homologues européens alors que l’appel d’air qu’elle créait allait profondément affecter la vie des pays membres de l’Union européenne.
Angela Merkel avait fait la même chose, le même cavalier seul, dans sa politique énergétique. Sous le coup de la vive émotion médiatique qu’avait provoquée l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, elle avait décidé unilatéralement d’arrêter le programme allemand d’électricité nucléaire, sans consulter ses voisins et partenaires européens.
De même que les États-Unis, première puissance mondiale, se sont abstraits naguère, à plusieurs reprises, des règles de l’ONU, dans leurs politiques aujourd’hui révolues de changement de régime, de même, l’Allemagne, première puissance économique européenne, aime faire cavalier seul sur les sujets qui la préoccupent le plus vivement.
Voici pourquoi les homologues grec, polonais et autrichien de M. Scholz ont mal réagi à sa soudaine volte-face. Ce n’est pas qu’ils n’en comprennent pas les raisons. C’est qu’ils croyaient qu’il avait été décidé une fois pour toutes à Bruxelles que la politique migratoire de l’Europe devait se faire ensemble et pas chacun pour soi. ■ RENAUD GIRARD