LA TRIBUNE DIMANCHE – Le Liban est-il au bord du chaos après cette semaine de frappes et d’attaques israéliennes ?
HUBERT VÉDRINE – Cela fait des années que le Liban est dans une situation terrible. L’action menée par l’armée israélienne enthousiasme les Israéliens et va réjouir secrètement une partie des Libanais, ceux qui vivent très mal l’emprise du Hezbollah sur le Liban. Au-delà du sentiment de chaos, la question principale est celle de l’après.
Netanyahou a dit qu’il allait continuer les opérations jusqu’à ce que les objectifs soient atteints. Quels sont ces objectifs ?
Rester au pouvoir. Et pour ça, faire durer la guerre, y compris par l’escalade. Depuis qu’il a pris le pouvoir il y a une douzaine d’années, Benyamin Netanyahou le dit. Ses objectifs sont, d’abord, de protéger Israël de l’Iran. Là-dessus, il n’y a pas de contestation dans son pays et l’Occident le soutient. Si le Hezbollah refrappe Israël, tout le monde comprendra qu’Israël réplique. D’autre part, Netanyahou a toujours proclamé qu’il empêcherait la création d’un État palestinien. Et d’ailleurs, la situation actuelle au Liban est un des sous-produits de l’absence de règlement sérieux de la question palestinienne depuis des décennies. Il va faire la quasi-unanimité au sein de la population israélienne pour ces attaques contre le Hezbollah, même chez ceux qui le détestent ou le combattent sur la guerre à Gaza et la gestion de la libération des otages. Ou qui s’opposent à lui sur la question palestinienne. Politiquement, l’escalade au Liban est une très bonne opération pour Benyamin Netanyahou.
Pourquoi cette popularité ?
Parce qu’il est intolérable du point de vue israélien de vivre sous la menace de la gigantesque armée du Hezbollah au Liban-Sud. Même les Israéliens les plus pacifiques, même ceux qui se sont résignés à la création d’un État palestinien ne peuvent l’accepter.
Pour eux, la question palestinienne est donc déconnectée de la situation au Liban-Sud ?
Pour ceux qui votent Netanyahou, elle est non seulement déconnectée, mais ils feront tout pour que la question palestinienne ne se pose plus jamais. Pour eux, la question de Palestine n’existe pas, elle n’existe plus. C’était d’ailleurs l’idée des accords d’Abraham [accords de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et des pays arabes en 2020] grâce auxquels Netanyahou estimait avoir neutralisé la question. Il pensait avoir paralysé les diplomaties européennes en traitant d’antisémites tous ceux qui prétendaient qu’il y avait encore un problème palestinien ! Et ça marchait assez bien, en fait.
Mais l’armée israélienne peut-elle éradiquer le Hezbollah ?
Elle ne va pas le faire disparaître, car c’est une entité autant politique que sociale, miliaire ou terroriste, mais elle peut l’affaiblir. Mais du point de vue israélien – voire libanais -, tout ce qui permet d’affaiblir le Hezbollah est bon à prendre.
Cela sera-t-il suffisant pour permettre aux 60 000 Israéliens déplacés du nord du pays de revenir chez eux ?
Cela ne suffira pas pour rétablir la sécurité dans le nord d’Israël. Le Hezbollah dispose encore d’un arsenal considérable.
Quelles peuvent être les représailles de l’Iran ?
Le régime iranien est obligé de réagir. Mais sans se mettre trop en danger, ce qui est sa seule préoccupation. En réalité, il se fiche des Palestiniens. Le régime va donc calculer subtilement ce qu’il peut faire, sur quoi frapper, comment, sachant que ses missiles seront interceptés en route. On peut donc s’attendre à une escalade régionale, mais je pense qu’elle sera contenue.
Pourquoi ne veulent-ils pas d’une grande escalade ?
Elle déclencherait des représailles d’Israël trop risquées et, du côté israélien, je ne pense pas que Benyamin Netanyahou puisse réussir à entraîner les États-Unis dans une guerre frontale avec l’Iran, même s’il en rêve depuis longtemps.
Les États-Unis, justement, et la France ont appelé sans succès à un cessez-le-feu temporaire. Qui peut arrêter Benyamin Netanyahou ?
Personne. Si les Occidentaux avaient une influence sur Israël, il y a longtemps qu’un petit État palestinien existerait, même s’il serait combattu par ses propres extrémistes. Tout le monde constate qu’Israël influence les États-Unis, beaucoup plus que le contraire. L’Amérique est totalement derrière les Israéliens, les opposants à ce soutien sont très marginaux. En étant schématique, on pourrait dire que les Américains considèrent les Israéliens comme des Américains et les Palestiniens comme des Indiens.
La France peut-elle peser sur la situation ?
La France, pas plus que les autres, n’a de levier pour convaincre Netanyahou, mais soyons optimistes : le jour où un processus de paix sera relancé, la France et les Européens pourront faire beaucoup pour le soutenir, l’accompagner, en fournissant des garanties financières par exemple en cas de signature d’un accord. Mais pour le moment, personne n’a de levier pour réenclencher un processus. Et malheureusement, nous n’en avons pas non plus pour recréer le Liban d’autrefois.
Mais alors, quel avenir, quel espoir pour la région ?
Il y a plusieurs scénarios dramatiques mais le pire n’est pas inéluctable. Je suis frappé par la vitalité israélienne, la liberté de ton dans le pays où on peut débattre, plus librement qu’en France d’ailleurs. Je ne désespère pas qu’un jour, après le départ de Benyamin Netanyahou, apparaisse un nouveau Rabin [Premier ministre israélien qui a signé les accords d’Oslo avec Yasser Arafat en 1993]. Yitzhak Rabin avait très sévèrement combattu les Palestiniens. Mais devant l’impasse, il avait décidé de faire autrement. Il avait eu ce courage extraordinaire de faire annuler les lois qui criminalisaient les contacts avec l’OLP, et de négocier. Il l’a payé de sa vie, mais n’oublions jamais sa déclaration géniale : « Je combattrai le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix. Et je poursuivrai le processus comme s’il n’y avait pas de terrorisme. » ■