« La société occidentale éclairée d’aujourd’hui (c’est elle qui fait la loi) n’est au vrai que bien peu tolérante, surtout quand on la met en cause ; elle est tout entière coulée dans un monde rigide d’idées conventionnelles. Certes pour combattre les contradicteurs, elle ne joue pas du gourdin, mais elle use de la calomnie, et, pour les étouffer, de son pouvoir financier. » Soljenitsyne.
De Marc Vergier.
Je propose la lecture de deux textes.
I. un long extrait tiré de Soljenitsyne lui-même : « Pluralistes ». Clair, solide, ironique et même brutal, C’est Soljenitsyne !
II. Une citation tirée de Georges Nivat, l’un des plus éminents russistes français, professeur émérite à l’université de Genève, ami de Pasternak, un des traducteurs de Soljenitsyne. Le livre mentionné est très riche, centré sur la littérature, naturellement éclairant sur l' »âme » et la société russes mais aussi en choses vues sur place lors des années 1980-1990. Un livre si riche qu’il est impossible d’en faire une recension.
Je m’étonnais ces derniers temps de ne jamais l’entendre s’exprimer. C’est sa fille Anne, épouse, Bourdin, que l’on voit beaucoup. Sur la guerre en Ukraine, je le crois aussi partagé, déchiré, même, que sa fille est remontée. Sa santé, peut-être, son érudition scrupuleuse, sa sensibilité, son effacement paternel, expliquent probablement son silence. La citation jointe le laisse deviner. ■ M.V.
Soljenitsyne, Nos Pluralistes
(traduction Nikita Struve, Fayard 1998)
« (p.9) Ils voient dans le pluralisme la plus belle conquête de l’histoire, le bien suprême de la pensée, la plus haute vertu de la vie occidentale, et donnent à ce principe la formulation suivante : « le plus grand nombre possible d’opinions diverses », et, surtout que personne ne tienne bon à la vérité de la sienne.
Le pluralisme peut-il constituer un principe autonome – qui plus est un principe suprême ? curieux que le simple pluriel prétende à une telle dignité. Le pluralisme nous rappelle la multiplicité des formes, mais peut-il rendre compte de toute l’aventure humaine ? Dans toutes les sciences rigoureuses, c’est à dire celles qui s’appuient sur les mathématiques, la vérité est une, et cette disposition naturelle et universelle ne choque personne.
Si la vérité subitement se dédouble comme dans certains domaines de la physique moderne, ce sont les ramifications d’un seul et même fleuve qui se soutiennent et se confortent mutuellement, comme tout un chacun en convient.
La pluralité des vérités dans les sciences humaines montre notre imperfection, non notre surabondante richesse. Pourquoi faire de cette imperfection un culte du « pluralisme » ? Naguère, en écho à mon discours de Harvard, un lecteur du Washington Post écrivait « on a peine à croire que la diversité soit en elle-même le but suprême de l’humanité. Vénérer la diversité n’a aucun sens si cette dernière ne nous aide pas à atteindre le but suprême. »
Oui, la diversité – ce sont les couleurs de la vie, nous avons soif d’elles, nous n’imaginons pas la vie sans elles. Mais si la diversité devient principe suprême, on ne peut plus parler de valeurs universelles : estimer le jugement d’autrui à la lumière de son propre système procède alors de l’ignorance et de l’arbitraire. S’il n’y a ni jugement vrai ni jugement faux, l’homme n’est plus tenu par rien. Sans fondements universels, il n’est pas de morale possible. Le « pluralisme » en tant que principe se dégrade en indifférence, perd toute profondeur, se dilue dans le relativisme des errements et des mensonges… Les hommes tournent alors en rond comme dans une forêt. Ce qui paralyse et laisse sans défense le monde occidental, c’est qu’il ne sait plus distinguer le vrai du faux, le Bien indiscutable du Mal avéré… cent mules tirant dans tous les sens, ne produisent aucun mouvement. La vérité dans l’écoulement universel est une, elle relève de Dieu, et nous cherchons tous, parfois inconsciemment, à l’approcher …»
« (p.13) Hélas, à y regarder de plus près : jusque dans certains pays d’Occident, le pluralisme reste plus un slogan qu’une réalité. La société occidentale éclairée d’aujourd’hui (c’est elle qui fait la loi) n’est au vrai que bien peu tolérante, surtout quand on la met en cause ; elle est tout entière coulée dans un monde rigide d’idées conventionnelles. Certes pour combattre les contradicteurs, elle ne joue pas du gourdin, mais elle use de la calomnie, et, pour les étouffer, de son pouvoir financier. Essayez donc de vous frayer un chemin à travers les entrelacs des préjugés et des affirmations tendancieuses dans quelque brillant journal américain d’audience nationale ! »
« (p.14) … notre pluralisme déploie toujours plus large ses ailes en Occident, ici aucune censure n’empêche de s’exprimer, mais où est le cortège de ses découvertes revigorantes et rédemptrices ? » ■
Je butine parmi les 800 pages du recueil de textes écrits par Georges Nivat entre 1971 et1992 sous le titre
RUSSIE -EUROPE, LA FIN DU SCHISME(1993, l’Âge d’Homme, Lausanne)
P. 780. Peu après l’évocation du coup d’état raté de août 1991 et un portrait plein d’empathie du fragile Ieltsine, réservant sa sévérité pour le brouillon et bavard apparatchik Gorbatchov, je trouve ces quelques lignes écrites en août 1992 :
« Le peuple russe fait preuve d’une patience et d’une sagesse étonnantes, admirables. Ce qui n’empêche pas nos médias, le plus souvent, de s’interroger sans fin sur le putsch à venir, sur le danger « russe », sur la future guerre avec l’Ukraine… La guerre civile ? L’armée n’est pas putschiste parce qu’elle a toujours été très soumise au pouvoir d’une part, et parce qu’elle est très interethnique dans sa composition d’autre part. Le danger fasciste ? Rarement aura-t-on vu s’étaler aussi clairement le préjugé anti-russe : un peuple que l’on disait à jamais soumis au totalitarisme s’en est libéré tout seul (un peu aidé quand même par l’obstination de M. Reagan à préparer la « guerre des étoiles »), il s’est doté d’une liberté de presse, d’opinion, de rassemblement, d’élections, dont pas un observateur ne pensait qu’elle était possible dans ce pays : eh bien, le miracle ne semble pas appeler l’admiration, le soupçon persiste. » ■ MARC VERGIER
Beaux textes, vraiment ! Merci à Maarc VERGIER.
Le pluralisme, nouveau nom de la « tolérance » , source du relativisme. Refus de la vérité, et même de sa recherche, qui revient à chercher Dieu, comme nous l’a rappelé Benoit XVI aux Bernardins . Notre bienaimé Roi partageait le même chiffre que notre bienaimé pape. Puissions nous les écouter de nouveau avec Soljenitsyne.
La tolérance , il y a des maisons pour cela disait Claudel au temps où elles existaient
Autant le relativisme pris comme une mise en perspective est utile, autant il est pervers et destructeur de toute rationalité lorsqu’il consiste en une énumération partiale de multiples opinio ns.