Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« M. Papillon a eu un triste réveil. Il n’a pas vu la naissance des Etats-Unis d’Europe. »
M. Papillon, propriétaire vigneron à Chargé et voisin de La Roche, nous prête tous les matins La Dépêche de Tours, journal républicain radical dont il est le fidèle abonné. Comme son journal, c’est un bon républicain radical que M. Papillon. Et dans sa petite maison, ma foi proprette, il s’est longtemps réjoui des progrès de la démocratie, dans le pays tourangeau en particulier et dans le pays de France en général. M. Papillon a d’ailleurs un fils, des neveux, plusieurs cousins aux armées.
M. Papillon n’est pas un mauvais Français. Mais s’il connaît bien la vigne, la commune de Chargé et l’arrondissement d’Amboise (Photo de droite, archives d’Indre-et-Loire), M. Papillon n’est pas instruit des choses de la guerre ni de la politique européenne. Pour être bon Français, on n’en a pas moins « ses idées », n’est-ce pas, M. Papillon ? Et ces « idées » consistaient à croire que la guerre est une chose d’un autre âge, qu’en notre siècle de progrès et de lumière l’homme a cessé d’être un loup pour l’homme et que, si le proverbe : « Qui terre a, guerre a », est vrai pour les propriétaires vignerons, il cesse de l’être pour les Etats, surtout au XXe siècle…
M. Papillon a eu un triste réveil. Il n’a pas vu la naissance des Etats-Unis d’Europe. Mais son fils, ses neveux ont été blessés par des éclats de shrapnells. Et M. Papillon regrette aujourd’hui que nous n’ayons pas plus d’officiers, pas plus d’artillerie lourde. M. Papillon ne pense pas que, si la France a dû subir l’invasion, si des milliers et des milliers de ses fils tombent en ce moment devant les tranchées que les Allemands ont creusées sur notre propre sol, la faute en est non pas à lui seul ni à lui-même, grands dieux, mais aux institutions qui ont remis à M. Papillon et à dix millions de M. Papillon divers, constituant le corps électoral français, une tâche qu’ils ne pouvaient pas remplir : celle du souverain.
Le peuple souverain, c’est M. Papillon multiplié à un très grand nombre d’exemplaires et qui crée des représentants à son image, c’est-à-dire des hommes dont l’esprit est naturellement limité aux préoccupations du métier, du village ou de la petite ville. Comment leur en vouloir d’être tels qu’ils doivent être, prévoyants pour leur négoce, pour leur vie privée, imprévoyants pour ce qu’ils ne connaissent pas ?
L’état de l’Europe, les risques de conflit européen, les nécessités et le caractère de la guerre moderne, l’organisation militaire de l’ennemi, où et quand voulez-vous que M. Papillon ait étudié tout cela ? Il est déjà très beau qu’un sentiment, un instinct tenace aient porté M. Papillon à ne pas consentir au désarmement complet de son pays.
Un philosophe anglais a dit que le premier mot de la démocratie, c’était jalousie. Summer Maine voyait peut-être un peu court. Le premier mot des gouvernements démocratiques, c’est ignorance. Dans les temps que nous vivons, l’ignorantia democratica revêt un caractère tragique : c’est la grande homicide qui fait tuer la fleur de la jeunesse française. ■ JACQUES BAINVILLE
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