« La société occidentale éclairée d’aujourd’hui (c’est elle qui fait la loi) n’est au vrai que bien peu tolérante, surtout quand on la met en cause ; elle est tout entière coulée dans un monde rigide d’idées conventionnelles. Certes pour combattre les contradicteurs, elle ne joue pas du gourdin, mais elle use de la calomnie, et, pour les étouffer, de son pouvoir financier. » Soljenitsyne.
De Marc Vergier.
Georges Nivat, cité dans mes « lectures »russes » est aussi l’un des traducteurs et connaisseurs de Gogol, Ukrainien de Poltava (de récente et terrible mémoire). Il fait grand cas des impressions rapportées de Russie dans les années 1890 par, au premier chef, Anatole Leroy-Beaulieu qui connaissait l’histoire et la langue russe et, aussi, Armand Sylvestre, observateur bienveillant mais plus artiste.
Du Quarto Gallimard, consacré aux nouvelles de Gogol, j’extrais un florilège des propos de nos deux voyageurs, relatifs à l’Ukraine.
D’Anatole Leroy-Beaulieu (L’Empire des Tsars…,1898, republié chez Robert Laffont, Bouquins, en 1990)
« Les Petits-Russiens ou Malo-Russes sont les méridionaux de la Russie … Plus purs de race que leurs frères de la Grande-Russie, plus voisins de l’Occident, ils se font gloire d’un sang moins mêlé, d’un climat plus doux, d’une terre plus riante. Ils sont plus beaux de visage et plus grands de taille, plus fins de membres et d’ossature ; ils sont plus vifs et alertes d’esprit, mais à la fois plus mobiles et plus indolents, plus méditatifs et moins décidés, par suite plus apathiques et moins entreprenants. Moins éprouvés par le climat et le despotisme oriental, le Petit-Russien et le Russien-Blanc ont plus de dignité, plus d’indépendance, plus d’individualité que le Grand-Russien, Ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert au sentiment et à l’imagination, plus rêveur, plus politique…
Chez le Petit-Russien, l’individu est plus indépendant, la femme plus libre, la famille moins agglomérée…
Ces Petits-Russes.. ont, vers le XVIIe siècle, été les premiers intermédiaires entre l’Europe et la Moscovie, à laquelle, outre le voisinage, les rattachaient des affinités de langue et de religion.
C’est à la Petite-Russie qu’appartenaient les Zaporogues, la plus célèbre des tribus cosaques qui, entre la Pologne, les Tatars et les Turcs, jouèrent un si grand rôle dans l’Ukraine ou les steppes du midi, et dont le nom demeure toujours pour les Russes synonyme de vie libre et indépendante…
Une autre raison qui tient également à l’histoire de l’Ukraine, l’origine étrangère ou la dénationalisation d’une grande partie des hautes classes, ici polonaises et là grand-russiennes, favorise également chez le peuple malo-russe les instincts démocratiques. Pour ce double motif, le Petit-Russien est… plus accessibles aux séductions révolutionnaires que son frère de Grande-Russie…
On a contesté aux Petits-Russiens comme aux Russiens-Blancs, c’est-à-dire à près d’un tiers du peuple russe, le nom et la qualité de Russes. Pour les séparer des Grands-Russiens, on leur a cherché des désignations nationales différentes (…Ruthène, Roussniaque)… tantôt, au contraire, [leurs] conservant le titre de Russe, on l’a refusé à la Grande-Russie, à laquelle on a infligé le nom de Moscovie. Ces disputes de mots, suscitées non par des Petits-Russiens, mais par des Polonais, n’ont rien changé aux faits.…
Séparée de la Grade-Russie lors de l’invasion des Tatars, la Petite-Russie est en vain restée cinq siècles sujette de la Pologne et de la Lithuanie… La noblesse de Kiev , de la Volhynie et de la Polidie, s’est seule polonisée. Grâce surtout au rite grec, le fond du peuple, l’immense majorité des habitants de Kiev et de l’Ukraine s’est retrouvée aussi russe que le peuple de Novgorod ou de Moscou. Peu importe que l’idiome du Petit-Russien mérite le titre de langue au lieu du nom de dialecte…. à nos yeux, la nationalité ne réside ni dans la race ni dans la langue, mais dans la conscience populaire. Ce qui ne souffre pas de doute, c’est que, vis-à-vis de l’Occident, le Petit-Russe est aussi Russe que le Grand-Russe.…
Les écrivains contemporains de la Petite-Russie sont presque unanimes à désapprouver toute tentative sécessionniste, et le plus illustre d’entre eux, l’historien Kostomarof, a sévèrement condamné Mazeppa, le dernier homme qui ait sérieusement entrepris de détacher l’Ukraine de la Russie…
Chez leurs partisans mêmes, les tendances accusées de séparatisme se bornent le plus souvent à des souhaits de décentralisation et d’autonomie provinciale, au regret des anciennes franchises supprimées par Pierre le Grand et Catherine II…
En tout cas les obstacles maladroitement apportés par le pouvoir [de « Moscovie », alors, à rebours du présent (M.V.)] à la diffusion de la littérature ou de la presse malo-ruse, à l’emploi même d’un dialecte seul compris du peuple, sont peu faits pour étouffer chez le Petit-Russien les penchants autonomistes qu’on prétend réduire dans leur germe.
Par la proscription d’un idiome, c’est toute une notable portion du génie national que la censure russe voue au silence et aux ténèbres portion ; c’est toute une notable portion du peuple russe, la mieux douée peut-être pour l’art et la poésie… que la bureaucratie pétersbourgeoise prive de tout moyen d’expression, de tout moyen d’expression.
Loin d’être en antagonisme naturel, le petit-Russe et le Grand-Russe sont unis l’un à l’autre par des liens multiples, par la géographie qui ne permettrait guère au plus faible une existence isolée, par des traditions historiques et des antipathies communes, par les intérêts, par la religion… ils se complètent mutuellement, et ils donnent à leur commune patrie cette complexité de caractère et de génie, dans l’unité, qui a fait la grandeur de tous les grands peuples de l’histoire. »
D’Armand Sylvestre (La Russie, Impressions. Portraits, Paysages ; Paris Émile Testard, 1892 ; d’après Le voyage en Russie… Bouquins Robert Laffont, 1990). Moins politique, « c’est à travers Gogol qu’il voit et dépeint la Petite-Russie : L’Ukraine, terre d’amour »
« Les hommes sont moins grands que les Russes du Nord, mais bien pris, Les femmes sont pimpantes et font penser à nos Basquaises. Tout ce monde a une malice extraordinaire dans les yeux… Infiniment plus d’élégance aussi dans la tenue…
Le Petit-Russien es l’échelon intermédiaire entre l’autre Russe et le Polonais, chez qui s’épanouit une fleur de civilisation plus raffinée encore et semblant le maximum de ce que peut atteindre la race slave. Le Petit-Russien est essentiellement farceur et presque craint de son grand frère moscovite, qui en redoute toujours quelque tour…
C’est à Gogol qu’il convient de laisser décrire le paysage :… »comme le Dniepr est beau, lorsque par temps calme, ses flots coulent librement à travers les forêts et les collines… »
Cet enfant de Poltava est le Petit-Russien dans son type le plus parfait sensible, ironique, avec des sourires qui mordent, avec des gaîtés mouillées de larmes dans les yeux, être subtil, féminin, charmant, avant tout une véritable âme de poète, généreuse et inconstante tout ensemble, tour à tour cruelle et fidèle à ses souvenirs… Comme l’Espagne, l’Ukraine est une terre d’amour.
Et il y a une excellente raison pour cela. C’est que les femmes y sont belles, ou, sinon belles, pleines de la grâce, dont le poète a dit qu’elle était « plus belle encore que la beauté ». la femme de Pétersbourg et de Moscou a souvent du charme, tout au moins quelque chose de troublant, dans l’éclat des yeux aux profondeurs bleues et constellées. Mais elle pèche par la plastique et cette belle harmonie des formes qui distingue les races vraiment faites pour la volupté… Celles de Kiew ressemblent aux petites statues d’Ionie qui n’ont pas la majesté des grandes images, mais quelque chose d’infiniment plus charnel, d’une élégance immaterielle cependant. Comment des poètes ne seraient-ils pas nés pour en chanter la séduction douce et mortelle ? Comme la guitare andalouse autrefois sonnait , sous les croisées, la bandoura »
Pour achever cette excursion hors du présent, je vous propose de re-écouter « Bandoura », chanté par des descendants des Zaporogues (sédentarisés dans le Kouban, entre mer d’Azof et Caucase), accompagnés, entr’autres, par de charmantes bandourista. ■ MARC VERGIER
Superbe ! Merci MV !