Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
«… entre toutes les choses que n’ont pas calculées Guillaume II et le grand état-major allemand, il y avait cette jeunesse française dont le patriotisme était lucide et qui aimait passionnément les idées. Péguy, Pierre Gilbert…».
Comme certains on-dit se propagent, par ces temps d’émotion populaire, avec une rapidité bizarre ! Il y a un mois, il s’agissait des « généraux politiques », de Percin et de Sauret, les traîtres responsables de la reddition de Lille et de la défaite de Saint Quentin. Puis ç’a été le tour des récits dont Mme Poincaré a été l’héroïne : imposant « sa guerre » au président, selon les uns, et, selon les autres, déclarant à son mari, au moment du départ pour Bordeaux, que son devoir était de rester à l’Elysée. En ce moment, on murmure de village en village que ce sont les prêtres qui ont voulu la guerre et que l’argent du denier de Saint-Pierre est envoyé à Guillaume II. On désigne même les personnes connues pour leurs sentiments conservateurs et pour leur fortune, et on chiffre leur contribution au trésor de guerre de l’ennemi. Ces odieux racontars ont déterminé dans certaines campagnes de véritables jacqueries. Dans le Périgord, M. d’Arsonval, l’illustre savant, désigné comme réactionnaire parce qu’il est châtelain, a failli être assassiné. Sous l’union nationale et la réconciliation sacrée, la guerre civile rôde sans relâche.
En même temps, le bruit se répand que, nonobstant la circulaire du ministre de l’Instruction publique, de nombreux maîtres d’école, à la rentrée des classes, ont adressé aux petits enfants de France une allocution humanitaire. L’ignorance alimentée par un imbécile amour-propre est incorrigible…
A l’instant même, un article de Barrès dans L’Echo de Paris, nous apprend, brutalement, la mort héroïque de Pierre Gilbert*, tué à l’ennemi, à Châtel-Raould, voilà près d’un mois déjà. Ce fier, ce délicat jeune homme qui aimait la guerre et les lettres, il est mort comme un de ces grands aristocrates d’autrefois, qui savaient manier l’épée et dont l’esprit était ingénieux et orné. Il était bien, ce jeune intellectuel de la nouvelle génération, de la race de ce prince de Ligne sur qui, je crois, il préparait un livre qui eût été spirituel et enthousiaste. Des souvenirs personnels accroissent l’émotion que me cause cette mort, qui a été magnifique. Et je songe qu’entre toutes les choses que n’ont pas calculées Guillaume II et le grand état-major allemand, il y avait cette jeunesse française dont le patriotisme était lucide et qui aimait passionnément les idées. Péguy, Pierre Gilbert… Il y en aura d’autres encore, d’autres lettrés qui tomberont au champ d’honneur, et dont plus tard les noms seront honorés, dans la littérature et dans l’histoire, comme l’ont été en Allemagne ceux des chantres de l’indépendance, Rückert, Arndt. ■ JACQUES BAINVILLE
1. Pierre Gilbert Grabos (1844-1914), rédacteur en chef de La Revue critique des idées et des livres, fondée en 1908 dans la mouvance de L’Action française ; ses critiques littéraires ont été réunies dans La forêt des cippes, Nouvelle Librairie Nationale, 1918.
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