Image d’époque.
Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Tout à l’heure un gros morceau de fonte est tombé dans ma tranchée sans que j’interrompe ma lecture. Ici on est heureux de vivre. ».
Les lettres que l’on reçoit… De G…, qui se plaignait, voilà quinze jours, d’être inemployé et loin du combat avec sa batterie lourde :
« Ma batterie fait merveille. Mon cheval est un vrai cheval de bataille. Partant en reconnaissance, botte à botte avec mon maréchal des logis-chef, alors que le cheval de ce dernier était tué sous la rafale, que le fourreau de mon sabre était traversé, mon bon cheval n’a pas fait un écart et a continué au pas au milieu de la danse…
Depuis le matin, nous étions en batterie, bombardant une position ennemie, tout le monde à son poste, le capitaine sur la crête; le lieutenant Philibert en arrière commandait la batterie de tir. Les obus allemands avaient piqueté la position et, depuis trois heures, ils tombaient sans nous faire trop de mal, quand, tout à coup, un nuage de fer et de feu se déroule… Les hommes de la batterie voisine hésitent. Alors mon lieutenant se dresse de toute sa hauteur et continue le feu des pièces… »
Et, le lendemain, une autre carte apportait la suite :
« Mon cher ami, mon confident, mon conseiller, mon lieutenant, dans toute la force du mot, mon cher Philibert est mort, frappé à la poitrine; mon sous-lieutenant blessé, une pièce fauchée. Rassurez-vous pour moi. Le « gros malin » est tout entier à l’action… »
De Mme Thérèse Boissière, la fille du grand poète et conteur provençal Roumanille, et qui soigne des blessés en Avignon :
« Je soigne des blessés, comme tout le monde. Nous leur avons installé un splendide hôpital de 135 lits. Nous avons de merveilleuses grandes salles blanches où entrent le soleil et la lumière de Provence à profusion, de larges fenêtres d’où l’on voit de beaux arbres et de vieux clochers. Il fait un commencement d’automne doux et doré qui est une pure merveille. Nos soldats se croient au paradis. J’ai pris en affection les plus à plaindre, cinq ou six mineurs du Pas-de-Calais, bien abîmés, bien malheureux que l’on gâte comme des enfants. Je leur donne des bonbons et du tabac et je leur fais des chaussettes de laine. Car ils vont repartir. Ils veulent repartir pour le feu. Je croyais que c’était un mot d’ordre et qu’on ne devait pas parler d’un blessé sans ajouter que son seul désir était d’aller encore sur le champ de bataille. Mais non, c’est une absolue vérité. Un de mes soldats ne sait pas écrire, et c’est moi qui fais ses lettres. Quand je lui ai lu ce que j’avais mis sur le papier, il m’a dit : « Ah ! c’est pas tout. Faut dire encore que, ben, on est français, tout de même, et qu’on veut y retourner, pour qu’on en finisse, c’te fois ».
De Robert de Boisfleury*, qui a retrouvé ses galons auxquels il va en joindre d’ici peu un troisième, une carte dont une moitié est effacée par la pluie et où nous déchiffrons :
« Je mène une vie délicieuse au bruit du canon : la guerre est une belle chose ! Je voudrais que vous fussiez des nôtres : quelles bonnes parties de rire nous nous payerions !… Nous nous livrons à la guerre de siège en rase campagne. Tout à l’heure un gros morceau de fonte est tombé dans ma tranchée sans que j’interrompe ma lecture. Ici on est heureux de vivre. Pourtant, le lieutenant de B… va mourir : le capitaine de B… lui succède : tant pis ! ». ■ JACQUES BAINVILLE
* Robert de Boisfleury, jeune lieutenant, avait démissionné de l’armée plutôt que d’intervenir dans les « inventaires » des églises lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; secrétaire de rédaction de L’Action française.
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