Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Mon capitaine, vous êtes bien poli : cette confiance s’appelle incapacité et cet altruisme ignorance. »
Voilà vingt-trois jours que dure la bataille de l’Aisne. L’Allemand s’accroche en France. Il s’enfonce dans le sol français comme les tiques dans la peau d’un cheval. Il nous manque toujours de la grosse artillerie pour pouvoir le déloger de ses tranchées.
A ce propos, voici une lettre, belle et nue comme la vérité, que Le Temps a reçue d’un capitaine de dragons, que ce journal imprime et que, par mégarde, sans doute, la censure a laissé passer. Qu’y a-t-il eu contre nous dans cette campagne ? se demande cet officier. Et il se répond à lui-même : d’abord, l’espionnage allemand, l’avant-guerre. Il note que l’emplacement de nos batteries est partout et tout de suite dénoncé : « A Reims, à peine l’état-major installé dans une maison, les obus arrivaient sur un espace de trois cent mètres carrés ; c’est restreint pour des pièces qui cherchent à se repérer. Il faut un calcul où le hasard n’est pour rien. Notre pays paie cher trop de confiance et trop d’altruisme. » Mon capitaine, vous êtes bien poli : cette confiance s’appelle incapacité et cet altruisme ignorance.
L’officier de dragons, continuant son analyse, trouve encore ceci, qui est essentiel :
« …Donc, c’est une guerre d’artillerie. Il faut qu’on le comprenne, et la nôtre est supérieure. Elle eût été maîtresse de la situation si elle eût été, dès le début, dotée de matériel lourd. Et si cette dépense eût été consentie largement, à temps, le pays n’eût pas été envahi. »
Je crois que cela sera le jugement de l’Histoire.
Il faudrait ajouter encore notre insuffisance de mitrailleuses (celles des Allemands sont terribles) et l’infériorité que notre ridicule uniforme et ce désastreux pantalon rouge constituent pour nos soldats. Ils s’en rendent bien compte et comparent tristement leur garance éclatante à l’uniforme « couleur de terre » de l’ennemi. « Vous faites des cibles merveilleuses pour les Allemands », disaient cers jours-ci des Lorrains annexés faits prisonniers. Et Le Temps – encore lui – observe que nos officiers interprètes attachés aux troupes anglaises ont perdu, en morts seulement, la moitié de leur effectif, parce que leur tunique bleue les désigne et fait cible, elle aussi, parmi le kaki dont sont habillés les Anglais. On n’avait pas pensé à cela.
On ne comptera pas le nombre de Français qui ont payé de leur vie l’ignorantia democratica. ■ JACQUES BAINVILLE
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