« Toute approche qualitative des réalités migratoires, relative aux opportunités ou aux difficultés qui leur sont associées, semble devoir partir d’un fait quantitatif incontestable : celui des niveaux records d’immigration reçus par la France ces dernières années. »
ENTRETIEN. L’immigration est peut-être le sujet qui déclenche le plus facilement les passions, du côté des « pros » comme des « antis ». Mais derrière les grands discours et les postures morales, il y a la froide réalité des chiffres. Pour Nicolas Pouvreau-Monti*, tous les indicateurs le montrent : la tendance en matière d’immigration est à la hausse.
* Directeur de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID).
Front Populaire : Le ministre de l’Intérieur avait estimé que l’immigration n’était « pas une chance » pour la France. Selon les sondages, une majorité de Français estime qu’il a raison. Mais Emmanuel Macron a réagi à ces propos, les jugeant « en contradiction (…) avec la réalité ». « Nous sommes un pays ouvert depuis toujours », a-t-il ajouté, citant Marie Curie et Charles Aznavour. Le constat du chef de l’Etat n’est-il pas usé ? Que disent les chiffres sur l’immigration actuelle ?
Nicolas Pouvreau-Monti : Toute approche qualitative des réalités migratoires, relative aux opportunités ou aux difficultés qui leur sont associées, semble devoir partir d’un fait quantitatif incontestable : celui des niveaux records d’immigration reçus par la France ces dernières années.
Depuis la fin des années 1990, notre pays – comme d’autres sur le continent européen – a connu une accélération migratoire tout à fait spectaculaire. Le nombre annuel des premiers titres de séjour accordés à des ressortissants extérieurs à l’UE a augmenté de 175% entre 1997 et 2023, tandis que celui des premières demandes d’asile déposés en France a augmenté de 245% entre 2009 et l’an dernier. Depuis 2017, 825 000 premières demandes d’asile ont été enregistrées dans notre pays – la France ayant ainsi accueilli, sur cette période, l’équivalent d’une ville comme Marseille uniquement composée de demandeurs d’asile.
Au-delà de ces indicateurs qui peuvent être multipliés et dont les trajectoires se retrouvent chez plusieurs de nos voisins, une singularité de la France tient à la nature des flux migratoires reçus dans notre pays : l’immigration accueillie en France est globalement moins intégrée au marché du travail et plus « pauvre » qu’ailleurs en Europe. Seule la moitié (51,7 %) des étrangers extraeuropéens en âge de travailler occupaient un emploi en France en 2020, selon les données de l’OCDE, soit un taux inférieur de 14 points à celui des citoyens français – mais aussi 6 points de moins qu’en Allemagne. Symétriquement, près de la moitié (47,6 %) des étrangers extraeuropéens vivaient sous le seuil de pauvreté, soit une part quatre fois supérieure à celle des citoyens français (11,5 %) et le taux le plus élevé d’Europe avec l’Espagne.
Ces éléments objectifs invitent à relativiser l’optimisme unilatéral du président de la République, dont l’affirmation évoquée dans votre question apparaît relever de l’ordre du slogan.
FP : À l’aune des tensions au Moyen-Orient, la Commission européenne a récemment refusé de spéculer sur le nombre de réfugiés qui pourraient arriver au sein de l’Union, mais Bruxelles a clairement indiqué que l’Europe restait un « havre de paix » pour les personnes fuyant les conflits. Comment interpréter cette déclaration ?
NPM : Il importe de lire cette déclaration de principe à l’aune de réalités, là aussi, factuelles : l’Union européenne vient de connaître une décennie de tous les records en matière d’immigration. Huit millions de primo-demandes d’asile ont été enregistrées dans les pays membres entre 2013 et 2023, dont 1 million dans la seule France et 2,8 millions en Allemagne.
En termes démographiques, de tels flux cumulés équivalent à l’admission par l’UE d’un nouvel Etat membre entièrement composé de demandeurs d’asile, qui serait le quinzième par la taille de sa population – entre l’Autriche et la Bulgarie. Tous les demandeurs n’obtiennent certes par l’asile, mais l’éloignement des déboutés constitue une difficulté majeure dans la plupart de nos pays. Le nombre annuel de primo-demandes d’asile dans la zone s’est trouvé multiplié par 3 en dix ans, entre 2013 et 2023.
Il serait erroné de placer l’entière responsabilité de cet état de fait sur les épaules de la Commission européenne : les Etats membres les plus importants, dont certains en particulier – Allemagne en tête –, ont évidemment joué un rôle prépondérant. Il n’en demeure pas moins que, par l’effet de son droit primaire (les traités) comme dérivé (les règlements, directives et décisions), l’Union européenne a tenu et tient toujours un rôle essentiellement favorable à l’accélération migratoire.
On pourrait multiplier les exemples : l’état actuel du droit de Schengen, qui constitue une véritable aubaine pour l’immigration clandestine ; la directive Retour de 2008, qui rend extrêmement difficile l’éloignement des étrangers en situation irrégulière… La déclaration que vous citez semble indiquer que la Commission européenne pourrait persévérer dans cette voie, alors même que les gouvernements de plusieurs États membres (Suède, Italie, Pays-Bas, Danemark…) ont annoncé vouloir resserrer les voies d’accès au continent. Un rapport de forces apparaît probable sur ce terrain dans les prochains mois.
FP : Le pacte sur la migration et l’asile va-t-il aggraver ou ralentir les flux migratoires ?
NPM : Il est difficile de prévoir les effets concrets de ce pacte quant à la volumétrie des flux. L’hypothèse la plus probable me semble être celle d’un effet globalement neutre, avec une poursuite de la dynamique haussière engagée auparavant.
Certaines mesures relatives aux « frontières extérieures » (celles qui séparent l’Union européenne du reste du monde) vont dans le sens d’un contrôle renforcé : la mise en place d’un premier filtrage auxdites frontières, d’une procédure spéciale de demande d’asile pour les ressortissants de pays peu susceptibles d’être éligibles à la protection internationale, ou encore le renforcement de la base de données biométriques Eurodac concernant les migrants.
D’autres dispositions apparaissent plus litigieuses. Il en va ainsi de la création d’un « mécanisme de solidarité », équivalant à une sorte d’état d’urgence migratoire que la Commission pourra déclencher en cas de « pression migratoire » forte constatée dans un ou plusieurs Etats membres – les nations méditerranéennes étant les premières concernées. Les pays de l’UE se trouveront alors contraints à deux options : accueillir une partie des demandeurs d’asile en question dans le cadre d’une procédure de « relocalisation », ou contribuer financièrement et logistiquement à l’accueil desdits demandeurs dans d’autres pays.
Quels qu’en soient les résultats volumétriques, le pacte pose une importante question de nature démocratique : celle du consentement des populations d’accueil dans les Etats, lesquelles ont parfois voté à de multiples reprises contre une telle logique d’ouverture migratoire.
FP : Une partie de la droite glorifie la méthode italienne de Giorgia Meloni en matière d’immigration. Est-ce la réussite que certains disent ? N’est-ce pas plus complexe que ça ?
NPM : Il est incontestable que l’immigration irrégulière arrivant sur les côtes italiennes a connu un véritable coup de frein au cours des derniers mois : le nombre de migrants clandestins débarqués en Italie a diminué de 65% sur les huit premiers mois de l’année 2024 par rapport aux mêmes dates l’an passé, diminuant de 113 469 à 40 138 (après avoir doublé entre 2022 et 2023).
Cette décrue doit être appréhendée au regard de la stratégue dissuasive mise en place par le gouvernement italien depuis deux ans, qui a pris plusieurs formes : pousser l’Union européenne à conclure des accords avec les pays de transit, et en premier lieu l’accord du 16 juillet 2023 avec la Tunisie (d’où partent de nombreux migrants pour arriver en Italie) ; encadrer l’activité des ONG de sauvetage de migrants ; renforcer l’arsenal des peines prévues pour les passeurs et les capitaines des bateaux, avec le décret Piantedosi en 2023.
La tendance est inversement haussière en Espagne : le nombre d’entrées irrégulières a bondi de 126% dans les Canaries entre le 1er janvier et le 15 août 2024, et de 66% au niveau du pays. Ces résultats contrastés indiquent que les migrants et, plus encore, les organisations criminelles qui organisent leurs traversées périlleuses, ont un comportement rationnel normal : ils réagissent aux signaux et aux contre-signaux, de fermeté comme de « largesse » – le gouvernement Sanchez n’ayant pas pris la même direction que le gouvernement Meloni sur ce plan.
FP : Le média Arrêt sur images vous décrit comme le « nouveau chouchou anti-immigration des médias ». Que leur répondez-vous ? Vous considérez-vous comme un lanceur d’alerte ?
NPM : L’article que vous évoquez reconnaît que « les chiffres utilisés par l’OID sont justes ». Ceci étant posé, tout le reste de son contenu apparaît tourné vers le reproche que nous ne faisons pas de ces données (exactes) un usage conforme au parti-pris idéologique du site concerné. Vous comprendrez donc que je ne ressente pas le besoin d’une quelconque justification.
L’Observatoire de l’immigration et de la démographie est un think-tank thématique et indépendant, qui conduit un travail d’éclairage auprès des décideurs comme du grand public. Une telle démarche me semble plus nécessaire aujourd’hui que jamais ! ■
Propos recueillis par Nicolas Granié.