Article à paraître sous forme de série en 10 journées successives, week-end excepté.
Par Rémi Hugues.
L’accession au pouvoir d’Hafez al-Assad
Le culte de la personnalité développé par Kadhafi n’est pas sans rappeler celui qu’a construit Hafez al-Assad en Syrie, le père de Bachar al-Assad, comme en témoigne cette « vieille blague [:] le recensement a établi la population à 36 millions d’habitants : 18 millions de personnes et 18 millions de portraits de Hafez El-Assad »1.
Cela valut à ce dernier la désapprobation du maître à penser du baasisme, Michel Aflak, qui « opte pour l’Irak et dénonce la “trahison de l’idéal bathiste” par le régime syrien de Hafez el-Assad. »2 Qui fut accusé de vouloir déstabiliser le frère irakien lors de l’épuration orchestrée par Saddam Hussein en juillet 1979. La Syrie fut alors soupçonnée d’être derrière ce « vil complot, fomenté par une bande de traîtres au parti Baas et à la révolution irakienne. »3
Le 8 mars 1963, dans la foulée de leurs frères irakiens qui avaient pris le pouvoir en février, les dirigeants du parti Baas sont appelés par l’armée à gouverner le pays. Le putsch a été mené par l’officier Ziyâd Harîrî. Parmi les instigateurs du coup, trois alaouites (branche de l’islam chiite) de la tribu des Kayyatin (ou Kalbiyyin) sont au centre du jeu. L’un d’entre eux se nomme Hafez al-Assad. Un gouvernement de civils est formé, qui nationalise des pans entiers de l’économie, notamment le secteur bancaire.
En proie à des troubles incessants, la Syrie assiste à l’irrésistible ascension d’Assad, qui de 1966 à 1970 occupe le poste de ministre de la Défense. Le 13 novembre 1970, par l’arrestation de son grand rival Salâh Jadîd et l’envoi de troupes vers le bureau du parti Baas, il en prend le contrôle, devenant ainsi par là même le chef de l’État.
« Arborant fièrement la moustache et peignant ses cheveux d’un pli régulier, le général Hafez el-Assad devient la nouvelle figure »4 du pays. « Après une carrière militaire d’aviateur, […] [cet] acteur de l’ombre du système baathiste […] peut célébrer à quarante ans son ascension. Son mariage avec Anissa Makhlûf en 1950 lui a donné cinq enfants »5, Bouchra, Bassel, Bachar, Maher et Majid.
L’homme qui ne devait pas gouverner
Contrairement à ses homologues tunisien, égyptien et libyen que le Printemps arabe a terrassés, Bachar n’avait « aucun désir de conduire les affaires de la nation »6. Un autre que lui, en est-il parfaitement conscient depuis son jeune âge, a été destiné par son père à prendre la suite à la tête de la Syrie. Son grand frère Bassel, le fils aîné.
« Un homme en vient à incarner la Syrie de l’avenir : Bassel al-Assad, dont les photos et les images se diffusent à travers la Syrie. Les pare-brises des voitures sont ornés d’illustrations du père et du fils, les reproductions le font jouer au billard dans le centre culturel russe, travailler derrière un ordinateur au ministère de l’Économie, commander les troupes ou porter l’uniforme dans la plupart des casernes. »7
Mais le 21 janvier 1994 le successeur désigné se tue dans un accident de voiture : « Les Syriens se réveillent avec des versets du Coran psalmodiés à la radio et à la télévision, les drapeaux sont en berne, des tentes pour les condoléances se dressent dans le pays. Le Dauphin promis à la succession est mort. Pendant quarante jours, la Syrie est en deuil. »8 Le président syrien, gardant son sang froid, ne gaspille pas son énergie à se demander si ce décès était réellement accidentel. En tout état de cause, il doit réviser ses plans.
Bachar vit à Londres quand il apprend le décès de son frère aîné. Après être passé par un lycée datant de l’époque du mandat français et des études de médecine à l’Université de Damas avec des stages à l’hôpital militaire Techrine, il part dans la capitale britannique pour se spécialiser en ophtalmologie. En 1992 il obtient un diplôme de docteur dans cette discipline. Il y rencontre de surcroît sa fiancée : Asma al-Akhras ; issue de la de la bourgeoisie de Homs, elle travaille à la City pour la banque J.P. Morgan.
Il est prié de rentrer immédiatement en Syrie, et pas uniquement jusqu’à la fin des obsèques. Son père le considère désormais comme son successeur. Le troisième fils, Maher, est chargé de l’épauler, en se spécialisant dans les affaires militaires. Âgé de soixante-cinq ans Hafez est fragilisé par une leucémie. Il s’agit instamment de se tenir prêt pour la suite.
Il s’investit notamment dans la Garde républicaine de Syrie. En 1998 il reçoit le grade d’officier. Outre les affaires militaires, il doit aussi apprendre la diplomatie et les relations internationales, bénéficiant d’un solide soutien pour cela en la personne du président français Jacques Chirac, qui devient son parrain.
En public, Hafez déclarait qu’il ne comptait pas confier le pouvoir à son fils. Par exemple, sur TF1, le 15 juillet 1998, il avait catégoriquement démenti : « Je ne prépare pas mon fils à la présidence. Ces prédictions et autres rumeurs qui courent sont probablement dues au fait qu’il est dynamique et apprécié des gens. Notre constitution ne stipule pas que la parenté donne droit à la succession. »9
Force de est constater qu’implicitement il préparait le terrain, en louant ses qualités et suggérant qu’il était populaire parmi le peuple syrien. Son absence d’ambition politique a eu pour effet une certaine proximité avec la population syrienne. Dans sa jeunesse il « profitait des espaces publics, sillonnait les rues à bicyclette ou conduisait lui-même sa voiture au cœur de Damas, à la surprise de ses habitants ou de ceux d’Alep, où il effectuait des visites impromptues, qui le rendait plus proche des gens. »10
Or son père Hafez poursuivait bien le dessein d’en faire son successeur. Le plus secrètement possible. En témoigne ce qu’il aurait intimé un jour à son chef du renseignement pour le Liban – qu’occupait alors la Syrie – Ghazi Kenaan : « Tenez-vous tous aux côtés de Bachar. Je lui ai tout confié pour vingt ans. »11
En 1999 commence le cinquième mandat d’Hafez, entériné par un référendum symbolique. Dans la foulée, il reçoit un appel de son homologue libanais Émile Lahoud pour le féliciter de sa reconduction. Il est dix heures du matin, le combiné lui tombe des mains.
Âgé de soixante-dix ans quand il meurt – soit peu ou prou le double de Bachar qui en a 34 –, Hafez gouvernait la Syrie depuis plus de trente ans. ■ RÉMI HUGUES (À suivre)
1 Steven Heydemann (trad. Rachel Bouyssou), « D’Assad à Assad : la politique syrienne n’est pas un théâtre d’ombres. » In : Critique internationale, vol. 9. 2000, p. 39.
2 Aymeric Chauprade, op. cit., p. 498.
4 Matthieu Rey, Histoire de la Syrie (XIXe-XXIe siècle), Paris, Fayard, 2018, p. 242.
5 Ibid., p. 242-243.
6 Sami Kleib, Syrie. Documents secrets d’une guerre programmée, Paris, Les points sur les i, 2019, p. 20-21.
7 Matthieu Rey, op. cit., p. 286.
8 Idem.
9 Cité par Sami Kleib, op. cit., p. 25.
10 Sami Kheib, ibid., p. 32.
11 Cité par ibid., p. 26.