Il y a dans cet entretien du Figaro paru hier beaucoup trop d’idées foisonnantes ou, même, sous-entendues, pour que nous en tentions ici un commentaire. Marcel Gauchet semble retirer de l’actuelle crise – ou nœud – démocratique, qu’il analyse sous ses différents aspects, le souci de ce qu’il appelle pudiquement « l’enchaînement autoritaire qui finit toujours par s’imposer dans ce genre de situations ». Mais si tel est en effet le cas, à quoi sert de vouloir le conjurer ? A fortiori, si, suivant les circonstances, il finit par correspondre, non plus à une expression électorale sortie des urnes selon les techniques du Système partisan, mais à ce que Marcel Gauchet appelle le vœu majoritaire des Français ? Ce vœu – celui de l’autorité souveraine rétablie – ponctue notre Histoire nationale au fil de nos épreuves. Selon notre avis – sans fausse « pudeur », celui-là – c’est là une voie de salut. Sans-doute aujourd’hui la seule. Celle qui s’incarna en De Gaulle en 1958 se serait pérennisée, stabilisée, eût excellé, et, en tout cas, nous eût épargné la crise actuelle, au terme d’années de déclin, si elle avait su ou pu, comme De Gaulle l’avait envisagé, déboucher sur une solution dynastique, par nature pérenne. Elle n’est pas à exclure pour aujourd’hui ou pour demain.
GRAND ENTRETIEN – Le philosophe et historien publie Le Nœud démocratique (Gallimard), dans lequel il dissèque la crise politique actuelle et analyse l’impasse à laquelle a conduit la sacralisation de l’État de droit et des droits individuels au détriment de la souveraineté populaire.
LE FIGARO. – Votre dernier livre, Le Nœud démocratique, fait écho à la crise politique dans laquelle nous sommes englués depuis les dernières élections européennes et la dissolution ratée qui en a découlé. Si la crise démocratique que vous décrivez vient de beaucoup plus loin et traverse la plupart des démocraties occidentales, la séquence que nous sommes en train de vivre est-elle un tournant ? Sommes-nous entrés dans une phase paroxystique de la crise de la démocratie ?
Marcel GAUCHET. – Oui, en un sens, la séquence française marque un tournant. Il consiste dans l’impossibilité objective de continuer à faire comme si la protestation populiste n’existait pas, ne devrait pas exister, et n’avait pas de motifs dignes de considération. C’est loin d’être gagné, cela dit, puisque cela reste la position officielle des forces politiques classiques, de droite comme de gauche. Mais c’est au prix du blocage et de l’impuissance gouvernementale. Il n’y a plus de gouvernement disposant d’une majorité solide concevable, désormais, dans une assemblée éclatée entre trois blocs incompatibles et il y a de bonnes raisons de penser que c’est une situation appelée à durer, quels que soient les éventuels changements du mode de scrutin. Michel Barnier inaugure un métier de funambule politique à faible rendement qui peut devenir la nouvelle définition du rôle de premier ministre. Nous avons une crise institutionnelle, autrement dit, en échange du refus de reconnaître la crise structurelle qui travaille les démocraties. Ce devrait être le moment de la prise de conscience des motifs de cette crise déniée, maintenant, depuis des décennies. Impossible de dire si elle aura lieu. Il y a trois scénarios possibles, à l’échelle française. Le premier, qui me semble le plus probable, est l’enfoncement dans le marécage actuel, tant la peur du saut dans l’inconnu que représenterait l’accès au pouvoir du Rassemblement national est puissante. C’est le deuxième scénario, cependant, impossible à exclure tant la situation du pays se dégrade rapidement, sur tous les plans. Et puis il y a le scénario optimiste d’une petite révolution intellectuelle et morale au sein de nos élites qui permettrait à une force nouvelle de prendre à bras-le-corps les problèmes qui nourrissent la montée en puissance du rejet populiste. Plutôt que dans un paroxysme, nous sommes dans un moment de suspens.
La première polémique à laquelle a été confronté le nouveau gouvernement portait sur l’État de droit. Là encore, l’opposition de plus en plus marquée entre souveraineté populaire et État de droit semble être au cœur de la crise de la démocratie… L’État de droit est-il l’aboutissement logique du processus démocratique ou au contraire peut-on parler de dérive antidémocratique de l’État de droit ?
L’État de droit est une composante essentielle de la démocratie. Il n’est pas le tout de la démocratie, il est encore moins un substitut à la démocratie, ou sa « vraie version », comme la dérive néolibérale actuelle tend à le faire croire. Au départ, l’idée de l’État de droit est aussi simple qu’elle correspond à une nécessité : garantir que l’État agit selon les lois, en étant contrôlé par le juge pour ce faire . Elle est l’idée, donc, d’une protection des citoyens contre les abus de pouvoir auxquels les détenteurs de l’autorité sont facilement enclins.
L’idée a connu ensuite un élargissement important et tout aussi incontestable sous l’aspect du contrôle du législateur lui-même. En tant qu’ils ne sont que des représentants du peuple, les législateurs doivent agir dans le cadre fixé par les constitutions qui déterminent leurs attributions. La constitution est au-dessus des lois ordinaires, c’est ce que l’on appelle « la hiérarchie des normes ». Les cours constitutionnelles sont là pour vérifier cette conformité. Là encore, rien à objecter à ce qui a été un progrès salutaire du régime représentatif par rapport aux abus d’un parlementarisme mal compris.
L’abaissement des frontières lié à la mondialisation et la dilution des encadrements sociaux ouvrent la porte à un individualisme radical pour lequel tout ce qui ressemble à un vœu majoritaire empiétant sur ce que l’on estime être son droit intangible est à rejeter.
Mais, dans la période récente, il s’est produit une inflexion majeure de ce dispositif de contrôle sous l’effet de l’installation des droits de l’homme au poste de commandement du fonctionnement démocratique. C’est elle qui fait question. Le nouvel individualisme par le droit associé à cette évolution accrédite une conception de la démocratie comme le régime qui assure et garantit l’exercice le plus complet possible des droits fondamentaux des individus. Une conception qui donne la priorité aux libertés individuelles par rapport à tout pouvoir collectif, quand elle ne tend pas à la pure et simple éviction de la souveraineté du peuple et de sa traduction majoritaire.
Cela se vérifie au quotidien sur les deux terrains contentieux par nature que sont la procédure pénale et l’immigration. La pente de l’appareil juridictionnel qui met en œuvre l’État de droit est clairement à la minoration du droit de répression des collectivités comme à celle du droit de contrôle des États-nations sur la circulation et l’installation des personnes. Mais cela vaut aussi pour le libre exercice du droit de propriété, dont on sait pourtant qu’il a une responsabilité particulière dans la construction de l’intérêt général. Les droits qui sont à la base de la démocratie se mettent à jouer contre la souveraineté démocratique. C’est une contradiction que nos pères fondateurs n’avaient pas prévue. Après avoir lutté contre les abus de pouvoir, nous voilà aux prises avec des abus de droit.
Plus largement, l’idéal libéral tend-il à devenir antidémocratique ?
C’est une tendance observable, en effet, et elle a sa logique. L’idéal libéral d’origine est celui de la protection des libertés personnelles contre l’arbitraire des pouvoirs ou la simple pression sociale. De là à faire de ces libertés un absolu primant sur les pouvoirs et les obligations de la vie sociale, il y a un chemin que les circonstances peuvent favoriser. L’abaissement des frontières lié à la mondialisation et la dilution des encadrements sociaux ouvrent la porte à un individualisme radical pour lequel tout ce qui ressemble à un vœu majoritaire empiétant sur ce que l’on estime être son droit intangible est à rejeter. Cela prend des formes libertaires frustes, mais aussi, ce qui est plus grave, des formes sophistiquées consistant à mettre à l’abri de la décision collective toute une série de choses jugées trop sérieuses pour être abandonnées à l’irrationalité populaire.
Selon vous, le nouveau clivage politique de notre temps est l’opposition entre « néolibéralisme » et « populisme ». Deux termes controversés qui vous semblent cependant appropriés. Pouvez-vous les définir ?
Le malheur du langage politique est qu’il est pris dans la bataille politique. « Populisme » et « néolibéralisme » fonctionnent au quotidien comme des invectives, voire comme des marques d’infamie. Il n’empêche qu’il n’y a pas d’autres notions et qu’elles disent bien ce qu’elles veulent dire. Il faut leur rendre leur respectabilité. Ce sont des notions normales du débat démocratique. Il y a du populisme parce qu’il y a la souveraineté du peuple et il y a du néolibéralisme parce que les libertés individuelles sont notre principe politique de base. « Néo », en l’occurrence parce que les conditions d’exercice des principes libéraux tels qu’on les connaissait ont profondément changé, au point de changer leur sens. Ils se définissaient dans le cadre de communautés nationales dont l’existence et la prééminence ne faisaient pas question. Le contexte de la mondialisation et l’extraction des économies des espaces nationaux leur donnent une tout autre portée. Le néolibéralisme devient le principe actif d’une relativisation, voire d’une remise en question des nations qui ne peut manquer de susciter une réaction de la part de ceux pour qui ces nations sont un rempart contre les conséquences économiques et identitaires de la mondialisation, précisément. C’est le sens de l’effervescence populiste. Le populisme est le contre-mouvement de la double redéfinition des communautés politiques en fonction de la mondialisation par en haut et de l’individualisation par en bas. Il réactive une dimension tellement importante de la démocratie qu’elle est le secret de sa force, à savoir la foi dans la puissance du collectif. Cela implique un style d’exercice du pouvoir à base de lien direct entre le leader et le peuple. Mais en ce sens la Constitution de la Ve République est fortement empreinte de populisme. L’élection de Macron en 2017 a été un moment typiquement populiste !
Dans sa masse, la sensibilité populiste est pour l’efficacité de l’État dans le respect du droit. Elle ne comprend pas que les deux soient incompatibles. La non-exécution des OQTF, voilà un thème typique de l’exaspération populiste.
Ce qui rend ces deux notions difficiles à définir est qu’il s’agit de notions contextuelles, si l’on peut dire, plus que doctrinales. Elles n’apportent rien de bien neuf sur le fond, mais elles prennent un sens et une portée nouveaux en fonction de la situation.
Le néolibéralisme est souvent confondu avec l’ultralibéralisme, quelle est la différence ? Quant au populisme, il est souvent présenté comme une forme de totalitarisme soft, est-ce le cas ?
Le néolibéralisme comporte effectivement une aile ultra. On lui a même donné un nom, en parlant de « libertarianisme ». Un courant radical, essentiellement américain, pour lequel la société se réduit aux individus et aux contrats passés entre eux. Mais le néolibéralisme ordinaire, si je puis dire, tel qu’il domine dans nos sociétés, est très loin de cela. Il est doublement conscient des limites du libre marché qu’il prône. À la différence d’un libéralisme sauvage, il reconnaît le caractère socialement institué des règles du marché. Il admet le rôle des États. Il veut seulement le limiter. Sans vraiment y arriver, puisque d’un autre côté, il fait sa part à l’achat de la paix sociale. Il se trouve juste que le prix est plus élevé qu’il ne voudrait. Mais l’idée d’un revenu minimum inconditionnel est au départ une idée néolibérale. Il s’agit de créer les conditions sociales du libre marché.
Quant au populisme, il a aussi ses extrémistes. Ils sont plus autoritaires que totalitaires, d’ailleurs. Leur obsession est l’efficacité de l’État, quitte à s’asseoir sur les règles de droit. C’est le danger. Mais, dans sa masse, la sensibilité populiste est pour l’efficacité de l’État dans le respect du droit. Elle ne comprend pas que les deux soient incompatibles. La non-exécution des OQTF, voilà un thème typique de l’exaspération populiste.
Pour beaucoup d’observateurs, la mondialisation et les bouleversements économiques et culturels qu’elle génère expliquent cette crise de la démocratie. Si vous n’êtes pas en désaccord avec cette thèse, vous estimez que les origines de la crise de la démocratie sont en réalité plus lointaines et plus souterraines. Quelles sont-elles ? En quoi est-ce lié à la sortie de la structuration religieuse des sociétés ?
La difficulté de faire entendre mon propos tient à notre idée spontanée de la religion. Pour nous, la religion est devenue une affaire de croyance personnelle et de convivialité rituelle. Mais c’est le produit d’une évolution tout à fait récente qui nous cache ce qu’ont représenté les religions sur la plus longue durée de l’aventure humaine. Elles ont été une manière de structurer les sociétés, de régir l’obéissance aux pouvoirs, de lier les individus à leur groupe, d’imposer des traditions. Jusqu’à il y a peu, nos sociétés vivaient sur l’héritage de ces manières d’être immémoriales. Ce que je soutiens, c’est que, au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, nous avons assisté sans nous en rendre compte à la liquidation complète de cet héritage. C’est ce qui explique les transformations spectaculaires dont nous sommes témoins, la remise en question des cadres politiques, la dissolution de l’autorité, la disparition du lien avec le passé, le surgissement d’un individualisme radical. C’est cette évolution qui a créé les conditions du déploiement de l’économie mondialisée et financiarisée dont les dégâts ont effectivement une responsabilité directe dans la crise démocratique. Mais, ce qu’il faut expliquer, c’est la prise de pouvoir de ce type d’économie, qui ne s’explique pas par l’économie.
Cette idée de sortie du religieux n’est-elle pas contre-intuitive avec la montée de l’islamisme ?
C’est le contraire. La sortie de la religion est la seule explication valable, à mes yeux, de la montée de l’islamisme. La sortie de la religion est un phénomène qui a pris son essor en Occident et au travers duquel s’est forgée la modernité démocratique et capitaliste. La puissance de ses instruments et de ses valeurs fait qu’elle atteint aujourd’hui l’ensemble du globe et qu’elle s’impose à tout le monde, non sans dégâts. C’est précisément cette déstabilisation par l’irruption de l’Occident dans des sociétés encore pétries de religion qui explique le surgissement des fondamentalismes religieux. L’islamisme est un contrecoup de l’arrivée de la sortie de la religion en terre d’islam.
En conclusion, vous expliquez que longtemps l’expérience démocratique a consisté à mettre à l’abri les droits personnels de l’emprise abusive du politique. La tâche est désormais de réarmer les libertés du bras d’une autorité politique. Comment parvenir à retrouver le bon équilibre ? Faut-il redouter un retour de balancier autoritariste ?
Le choix dans ce genre de situation est toujours entre subir et agir. Si on écrit un livre comme le mien, c’est dans l’espoir de contribuer à sa petite échelle à la prise de conscience des dangers de la situation. En effet, en cas de rupture grave, troubles civils ou choc économique dont la crise financière de 2008 nous a donné un avant-goût, mais aussi sous le simple effet d’un appauvrissement collectif dont nous observons les débuts, il y a lieu de redouter l’enchaînement autoritaire qui finit toujours par s’imposer dans ce genre de situations. C’est d’un choix qu’il s’agit. Prendre les devants ou attendre paresseusement, mais confortablement que les choses se passent. ■