Publié hier, cet entretien, s’il traite du détail du projet de cession du Doliprane par Sanofi, va au-delà de ce seul sujet à l’inverse de l’énoncé, toujours réducteur, du Figaro. Il s’agit bien sûr ici de la vocation de production industrielle et agricole de la France. C’est à dire de sa souveraineté et, à terme, de sa richesse. Plus peut-être que le montant de la dette, celui du déficit de notre commerce extérieur n’est-il pas hautement significatif du déclin où nous plonge le Régime ? JSF
ENTRETIEN – Pour l’ancien ministre de l’Économie, l’exécutif doit à tout prix s’opposer à cette cession au fonds d’investissement américain CD&R, dont la France paierait très cher les conséquences.
« J’aimerais que l’État s’occupe de cela parce qu’un pays qui ne produit plus pour satisfaire ses propres besoins s’appauvrit et se déclasse. »
À lire assi dans JSF : Le pillage continue…
LE FIGARO. – L’exécutif a indiqué qu’il ne s’interdisait pas de bloquer la vente d’Opella, qui produit le Doliprane, à un fonds d’investissement américain. Peut-il et doit-il le faire ?
Il peut le faire, bien entendu. Le gouvernement dispose des moyens juridiques qui lui permettent selon le décret du 14 mai 2014 (appelé par une excessive commodité « décret Montebourg ») de bloquer un investissement étranger en France dans une dizaine de secteurs, dont celui de la santé. Ce droit de veto a été très peu utilisé par mes successeurs MM. Macron et Le Maire, puisque seulement 3 veto ont été à ce jour décidés, dont un concernant Carrefour, qui faisait l’objet d’une candidature de rachat par un concurrent canadien, Couche-Tard. Ce dernier véto parut amplement déplacé puisque les supermarchés et épiceries de quartier sous la marque Carrefour sont des actifs ne risquant aucune délocalisation, et ne contenant aucun brevet ou propriété intellectuelle de nature stratégique.
Le gouvernement américain, qui dispose du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), a procédé, lui, à 20 veto explicites par la voix du président des États-Unis, avec une dizaine de veto implicites par an (conditions imposées par le CFIUS considérées comme trop restrictives par l’investisseur). Appliquer la réciprocité me paraîtrait un minimum minimorum vis-à-vis des États-Unis, qui ne se privent jamais de comportements prédateurs sur nos entreprises, comme l’interminable cauchemar de la vente d’Alstom à General Electric décidée à tort par François Hollande et poursuivie par Emmanuel Macron, dont nous payons encore très cher les conséquences stratégiques, économiques, territoriales et sociales.
Mais, surtout, il doit le faire, parce que notre dépendance chronique aux médicaments fabriqués à l’étranger est devenue dangereuse. Celle-ci s’est manifestée par une montée très sensible des pénuries de médicaments. La fréquence de ces pénuries a été multipliée par 20 entre 2008 et 2018 et le nombre de ruptures et de signalements de risques de ruptures a explosé depuis 2018, au point qu’en 2023 37 % des Français ont été confrontés à de telles pénuries, ce phénomène touchant les médicaments anciens de toutes les aires thérapeutiques.
La majorité des ruptures de stock sont liées à des causes industrielles ou économiques, c’est-à-dire à la vulnérabilité des chaînes de valeur mondialisées ou à leur incapacité à s’adapter aux variations de la demande, comme nous l’avons subi pendant la crise du Covid-19 dans le contingentement du paracétamol en pharmacie ; d’autres peuvent être liées à des augmentations brutales de la demande auxquelles les industriels prennent du temps à répondre : c’est l’exemple des pénuries d’Amoxicilline en 2022-2023.
Comment en est-on arrivé là ? La délocalisation de la production est-elle inéluctable ?
Depuis vingt ans, la production de médicaments a été massivement délocalisée en Asie. 60 % à 80 % des principes actifs des médicaments consommés en Europe sont fabriqués en Inde et en Chine, alors que les deux tiers des lignes de production de principes actifs certifiées pour le marché européen étaient encore basés en Europe en 2000. Notre dépendance aux importations asiatiques est directement liée au dumping environnemental de l’Inde et de la Chine, qui imposent à leurs usines des normes environnementales et sociales bien moins regardantes que celles prévues par la France et l’Union européenne. Il s’agit d’abord d’une délocalisation inacceptable des atteintes à l’environnement : les prélèvements réalisés dans les fleuves du sud de l’Inde situés près des usines pharmaceutiques recensent des concentrations d’antibiotiques 1 million de fois plus élevées que dans les eaux usées européennes, avec un impact sur la santé des populations locales.
Le retour de la fabrication en France d’un principe actif impliquera en conséquence des coûts 20 % à 40 % plus élevés qu’en Asie, et la moitié de ce surcoût est lié aux investissements nécessaires pour respecter les normes environnementales européennes.
Mais rien n’est impossible si l’on s’en donne les moyens : ainsi, Upsa fabrique le produit fini du paracétamol dans son usine d’Agen et Sanofi sur ses sites de Lisieux et Compiègne mais le principe actif est importé depuis la Chine, l’Inde ou les États-Unis. Il n’y a plus aucun producteur européen depuis que Rhodia a délocalisé son unité de production de Roussillon (Isère) en Chine en 2008. L’État a aidé la relocalisation de la production par Seqens (ex-Rhodia) sur ce même site de Roussillon avec l’aide de Sanofi et Upsa, qui se sont engagés à acheter le principe actif relocalisé. Cette relocalisation s’appuie sur deux ans de recherche et développement pour concevoir une méthode de production plus compétitive et moins polluante pour être au même niveau de coûts que les Asiatiques.
Les facteurs clés permettant de garantir la viabilité des productions européennes ne sont donc pas liés à la main-d’œuvre, car le processus est très automatisé, mais au coût de l’énergie et aux investissements associés au respect des normes environnementales européennes.
Donner à un fonds américain comme l’envisage Sanofi, avec des exigences de rentabilité excessives, la clé des décisions futures au sujet du paracétamol relocalisé avec l’aide de l’argent public, me paraît une erreur que nous paierons inévitablement par un arrêt… de la relocalisation, associant pourtant plusieurs producteurs français engagés, comme Upsa.
Le Covid a-t-il été un tournant ? Avons-nous fait suffisamment pour sécuriser notre chaîne d’approvisionnement en matière de médicament et pour rapatrier une partie de la production ?
Un louable plan de relocalisation a été engagé par le gouvernement pour faire revenir en France la fabrication des médicaments les plus critiques. Quelque 50 millions d’euros d’investissement public ont été annoncés comme devant soulager les industriels de la pharmacie. Ce plan de relocalisation passe par des subventions à l’investissement.
Le prix moyen des médicaments remboursables a diminué de 49% entre 2000 et 2021, alors que le coût de la vie a augmenté de 33% sur la même période, contribuant aux délocalisations et rendant souvent une production française impossible en raison de prix trop bas.
Malheureusement, les capacités relocalisées ne trouvent pas des débouchés durables. Sur de nombreux médicaments, l’impératif de maîtrise des dépenses de Sécurité sociale conduit à des niveaux de prix de remboursement des médicaments ne permettant pas une production en France. Le prix moyen des médicaments remboursables a diminué de 49 % entre 2000 et 2021, alors que le coût de la vie a augmenté de 33 % sur la même période, contribuant aux délocalisations et rendant souvent une production française impossible en raison de prix trop bas.
Les médicaments génériques, qui concentrent l’essentiel des pénuries, représentent environ 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (20 % du secteur), mais avec des marges très faibles, voire négatives, rendant infernale une relocalisation en France de la chaîne de valeur. Le principal génériqueur français, Biogaran, indiquait récemment que, sur ses 900 médicaments, 144 sont vendus à perte, en particulier des médicaments critiques fabriqués en France ou en Europe.
Il n’y a donc aucun alignement entre l’État, qui veut relocaliser, et la Sécurité sociale, qui pousse à délocaliser. C’est pourquoi nous faisons un désagréable surplace !
Au-delà de la question des médicaments, la question de notre souveraineté agricole, et donc alimentaire, revient régulièrement dans le débat. Malgré notre tradition agricole, sommes-nous également dépossédés en la matière ? Faut-il agir de la même manière que pour la production de médicament ?
En agriculture, nous avons des problèmes similaires : nous voudrions des paysans heureux, reconnus et gagnant correctement leur vie, nous voudrions également des aliments produits en France, mais nous empêchons par nos choix politiques de normes réglementaires les agriculteurs de les produire et favorisons les délocalisations et les importations agricoles.
J’ai fait faire (et l’ai financé par ma propre entreprise) une étude par des experts agricoles sur les 10 produits les plus consommés par les Français et les plus importés : par exemple le saumon, les chips, les pâtes, les fruits secs, l’huile d’olive, les kiwis ou les fruits rouges. Ces 10 produits alimentaires courants pèsent de presque 7 milliards sur le déficit de la balance commerciale. Les reconquérir ne coûterait en investissements agricoles (publics et privés) qu’environ 9 milliards. Ce qui est bien peu au regard du plan de relance (54 milliards) ou du coût des aides à la consommation énergétique entre 2021 et 2024 (85 milliards). Si nous décidions d’investir dans ces productions avec des opérateurs performants et aguerris que nous avons bien sûr en France, nous pourrions améliorer grandement notre souveraineté alimentaire, ainsi que l’état tristement délabré de notre balance commerciale et de nos comptes publics. Mais cela supposerait une alliance des acteurs privés avec les décisions publiques, ce qui est difficile à obtenir en France.
En clair, il faut que nous remontions des entreprises nouvelles de relocalisation et de reconquête agricoles et industrielles. C’est ce que j’ai choisi de faire de façon très modeste à mon échelle de petit entrepreneur privé que je suis devenu. J’aimerais — est-ce un rêve ? — que l’État s’occupe de cela parce qu’un pays qui ne produit plus pour satisfaire ses propres besoins s’appauvrit et se déclasse. C’est ce qui arrive à la France aujourd’hui. Dois-je rappeler qu’à juste titre le Commissariat au Plan sous la signature de son dirigeant François Bayrou signalait que l’économie française par certains aspects a pris les allures d’une « économie d’un pays en voie de développement ». Il est grand temps de se ressaisir ! Nous en avons les ressources et l’ingéniosité !
Les décisions doivent-elles être prises au niveau européen ou à l’échelle nationale ?
L’UE ne fera rien pour nous et ne nous sera d’aucun secours. Débrouillons-nous alors pour le faire nous-mêmes.
En tant que ministre de l’Économie et du redressement productif, vous avez été l’un des premiers à soulever la question de notre souveraineté industrielle. Avez-vous été entendu ?
Les discours ont enfin changé, ce qui me réjouit. Mais je ne vois toujours pas arriver des changements de méthodes et d’échelle pour obtenir des résultats non anecdotiques. ■
Pour être tout à fait exact, cette affaire ne concerne que la fabrication d’un médicament, dont la molécule est détenue et réalisée par la Chine et/ou l’Inde. La véritable souveraineté consisterait à réintégrer la fabrication de cette molécule sur notre sol.
Il y a deux « affaires » distinctes.
1-La « fabrication du principe actif sur notre sol » serait en bon train si M. Montebourg dit vrai : »L’État a aidé la relocalisation de la production par Seqens (ex-Rhodia) sur ce même site de Roussillon avec l’aide de Sanofi et Upsa, qui se sont engagés à acheter le principe actif relocalisé. Cette relocalisation s’appuie sur deux ans de recherche et développement pour concevoir une méthode de production plus compétitive et moins polluante pour être au même niveau de coûts que les Asiatiques. »
2-La vente d’Opellia : S’approvisionnant auprès de Sequens à un prix supérieur « de 20 à 40% », Opellia sera moins rentable (de même Upsa ). D’où, peut-être, le projet de Sanofi, de se séparer d’Opellia. La tentation de délocaliser les activités de son conditionnement sous forme de médicaments pourrait alors naître. Pour Sanofi ou pour propriétaire étranger…