Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Pour le moment, personne en réalité, personne au monde ne saurait entrevoir avec netteté le cours que prendront les évènements ni la façon dont finira la guerre. »
Pierre Lasserre* fait devant moi cette remarque :
« Rien de ce qu’on avait coutume d’annoncer ne s’est réalisé et les choses qui sont arrivées, ce sont toutes les autres. La prise de Nancy par l’ennemi dans les huit premiers jours de la guerre était un dogme : or les Allemands sont allés à Meaux et ils ne sont pas entrés à Nancy. On considérait que la République ne pouvait résister ni à une guerre heureuse ni à une guerre malheureuse, et jusqu’ici elle supporte très bien une guerre mélangée de succès et de revers. Ainsi du reste.«
Ce qu’évidemment personne n’aurait pu annoncer, c’est que, quatre-vingt jours après le début des hostilités, la bataille se livrerait entre Lille (Photo) et Ostende. Nous aurons bien d’autres surprises sans doute encore : les guerres de coalition en réservent toujours. N’a-t-on pas vu sous la Révolution les soldats russes de Souvarof se battre en Suisse ? Cette extension du théâtre de la guerre fait même peut-être qu’on ne doit pas trop désirer l’entrée en scène des neutres comme l’Italie ou la Roumanie. Qui sait jusqu’où leur participation n’entraînerait pas ? Quieta non movere, disait Bismarck.
Symptôme à noter : tandis que l’opinion générale, parmi les non-combattants, est que les choses vont bien, tandis que le sentiment est de satisfaction, tant a été forte l’évidence du péril pour Paris et pour la France, une certaine lassitude, visible dans quelques lettres, se manifeste chez ceux qui sont au front. Il semble que l’immensité de la tâche qu’il leur reste à accomplir leur apparaisse seulement. D’autre part, chez les populations envahies, il y a l’impression persistante de la force écrasante de l’ennemi, qui a cherché en effet à en imposer par un déploiement, quelquefois tapageur, de ses ressources en hommes et en matériel…
Pour le moment, personne en réalité, personne au monde ne saurait entrevoir avec netteté le cours que prendront les évènements ni la façon dont finira la guerre. A vue humaine, on peut seulement redouter un ralentissement des opérations pendant la période d’hiver et une reprise des hostilités au printemps. Les Allemands paraissent vouloir tenir leurs adversaires éloignés de leur territoire aussi longtemps que possible. Et, sur le front occidental, les alliés (Anglo-Franco-Belges) devront d’abord leur reprendre la Belgique, assiéger Namur, Anvers et Liège, entreprise qui constitue une guerre à elle toute seule. ■ JACQUES BAINVILLE
* Pierre Lasserre (1867-1930), agrégé de philosophie, professeur à l’Ecole des hautes études, auteur d’une thèse sur le romantisme, s’éloignera de l’Action française en 1914.
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