Cet article d’Alexandre Devecchio, désormais très présent plus seulement dans la presse écrite mais aussi sur les plateaux de télévision, est paru dans l’édition du Figaro d’hier matin 1er novembre. Est-ce une chronique de cinéma, une analyse politique ? Un peu des deux sans-doute. Le lecteur en décidera. En tout cas, pour Alexandre Devecchio le parallèle qu’il soutient entre Clint et Trump « préfigure l’élection du plus controversé des présidents américains. » Est-ce un pronostic ? Est-ce celui du Figaro qui publie aussi ce samedi 2 novembre un long et intéressant entretien avec Patrick J. Deneen, professeur de philosophie politique à l’université Notre Dame (Indiana) dont le titre est : « Une défaite de Kamala Harris face à l’ancien président Trump est de plus en plus probable ». Nous y reviendrons si l’actualité nous en laisse le temps. Et l’on peut d’ores et déjà en découvrir la teneur en cliquant sur le lien. Notamment la critique du libéralisme à l’américaine et l’évocation d’un postlibéralisme encore à définir, thèmes de cet entretien qui ont évidemment de quoi nous intéresser.
Il y a toujours eu, je pense, dans une large partie de son public, le sentiment tacite que Clint était l’un des leurs, un gars de la classe ouvrière qui n’éprouvait pas le besoin de dissimuler son identité. Ou encore, d’en faire toute une histoire. Richard Schickel, biographe de Clint Eastwood
ANALYSE – La sortie de son dernier film, «Juré n° 2», qui coïncide avec l’élection présidentielle américaine, nous invite à revisiter la filmographie de Clint Eastwood sous un angle politique. Comme Trump, l’interprète de l’inspecteur s’est fait le héraut de l’Amérique profonde.
Il était seul contre tous, comme son personnage de l’Inspecteur Harry. En 2016, alors que le Tout-Hollywood proclamait son soutien à Hillary Clinton, Clint Eastwood (1) en pinçait pour le candidat républicain. « Donald Trump tient quelque chose, car tout le monde est secrètement fatigué du politiquement correct… Nous sommes d’une génération de lavettes. Tout le monde marche sur des œufs », déclarait-il à l’époque dans un entretien au magazine Esquire, qui avait fait grand bruit. Huit ans plus tard, l’acteur réalisateur, âgé de 94 ans, n’a pas donné de consigne de vote. Mais la sortie de Juré n° 2, son quarante et unième et peut-être dernier film, qui coïncide avec l’élection présidentielle, nous invite à revisiter sa filmographie sous un angle politique. S’il est réducteur de qualifier le réalisateur de Million Dollar Baby et de Sur la route de Madison de trumpiste, on peut, en revanche, le définir comme populiste.
Eastwood comme Trump, mais de manière infiniment plus subtile, s’est fait le héraut de l’Amérique profonde, celle des gens ordinaires qu’Hillary Clinton avait réduit au « panier des déplorables » ou que Joe Biden a récemment traité d’« ordures ». Et dans laquelle Trump prétend voir « l’âme de l’Amérique ». « Il y a toujours eu, je pense, dans une large partie de son public, le sentiment tacite que Clint était l’un des leurs, un gars de la classe ouvrière qui n’éprouvait pas le besoin de dissimuler son identité. Ou encore, d’en faire toute une histoire », analyse son biographe Richard Schickel. Eastwood n’a jamais cessé de prendre le parti des « outsiders », d’interpréter et de filmer des figures d’hommes ordinaires, d’incarner un certain sens commun qu’il oppose, la plupart du temps, à une élite qu’il juge décadente et corrompue.
Son héros populiste le plus emblématique n’est autre que l’Inspecteur Harry, flic aux méthodes expéditives. Dès la première scène, le personnage interrompt un braquage de banque, faisant feu sur des malfaiteurs noirs tout en continuant à manger son hot-dog. Dans sa traque du Scorpion, un tueur psychopathe qui terrorise San Francisco, il s’affranchit des consignes de sa hiérarchie, résiste aux pressions de la municipalité, transgresse certaines règles de procédure et n’hésite pas à violer les droits des criminels. Le premier épisode de l’Inspecteur Harry, réalisé par Don Siegel, devient instantanément culte aux yeux du public mais suscite l’indignation de la critique qui voit dans le personnage un « fasciste moyenâgeux ».
« La loi et l’ordre »
En vérité, comme tous les meilleurs personnages eastwoodiens, Harry Callahan brille par sa complexité derrière son apparence de brute. Richard Schickel voit dans l’Inspecteur Harry « le remarquable portrait d’un certain homme américain, furibard, perplexe, sur le point de craquer et de perdre tout son sens des convenances, et qui cependant, s’accroche désespérément à ses valeurs à mesure que la modernité ne cesse de les entamer ». Pour Eastwood, « le film ne parle pas d’un homme qui incarne la violence, mais d’un homme qui ne supporte pas que la société tolère la violence ». L’Inspecteur Harry sort en 1971, en pleine période de guerre du Vietnam, mais aussi de révolution culturelle gauchiste et d’explosion des violences urbaines.
La criminalité a explosé de 144 % entre 1960 et 1970 aux États-Unis ; San Francisco, où se déroule l’action du film, est la deuxième ville la plus dangereuse du pays. Nixon, qu’Eastwood a soutenu, vient d’être élu par « la majorité silencieuse » sur la promesse de rétablir « la loi et l’ordre ». L’Inspecteur Harry incarne le ras-le-bol populaire à l’égard du laxisme d’un système judiciaire dévoyé qui s’intéresse davantage au droit des accusés que des victimes. Il donne un visage et une voix à une Amérique populaire qui ne se reconnaît plus dans un certain progressisme hors sol.
Si avec le temps et la maturité, Eastwood donnera de lui une image moins dure, il continuera tout au long de sa carrière à incarner cette Amérique-là et beaucoup de ses personnages seront des variations de l’Inspecteur Harry. Ainsi de l’antihéros de Gran Torino. Walt Kowalski n’est pas inspecteur de police, mais retraité de l’industrie automobile et vétéran de la guerre de Corée. Il n’habite pas à San Francisco, mais dans la banlieue de Détroit, ville la plus marquée par la communautarisation des États-Unis où, sous l’effet de la désindustrialisation, les quartiers ouvriers sont remplacés par des ghettos d’immigrés. Le vieil homme ressemble cependant à ce qu’aurait pu devenir l’Inspecteur Harry. Irascible, il défend, arme au poing, son carré de pelouse, sur lequel flotte le drapeau américain, face à ses voisins, des immigrants hmongs venus d’Asie du Sud-Est.
Derrière son côté bourru et misanthrope, Walt est lui aussi un personnage plein de bon sens, capable de se montrer serviable et généreux avec ses voisins dès lors que ces derniers le respectent et manifestent leur volonté de s’intégrer. Sa colère, bien qu’elle semble dans un premier temps teintée de racisme, n’est-elle pas simplement l’expression d’une angoisse légitime face au communautarisme qui s’installe dans les quartiers en déshérence de l’Amérique profonde ? Walt est le symbole de l’Amérique périphérique, celle des cols bleus, victime d’une double insécurité économique et culturelle, mais refusant d’abdiquer ses valeurs et son mode de vie. Si Gran Torino est sorti en 2009, Walt Kowalski apparaît comme un représentant de l’Amérique trumpiste avant l’heure. Et Gran Torino préfigure l’élection du plus controversé des présidents américains. ■ ALEXANDRE DEVECCHIO