Ce « Grand entretien » du Figaro est paru hier 2 novembre. Il nous semble une bonne introduction à l’élection elle-même, ce mardi. Charles Gave expliquait hier soir chez Bock-Côté que la politique des Républicains étatsuniens ne se formulait plus au nom d’un libéralisme du libre-échange et de la mondialisation mais au nom de l’enracinement et de la Tradition. C’est, en somme, ce que dit ici ce professeur à l’université Notre-Dame dans l’Indiana. La Droite américaine mènerait même actuellement, selon Mathieu Bock-Côté, de remarquables travaux allant dans ce sens. Ainsi apporterait-elle de l’eau au moulin des populismes montants des sociétés européennes, dont la nôtre. Quoiqu’il en soit, nous devons être sensibles et attentifs au mouvement des idées dans notre modernité décadente. Elles sont la résultante de nécessités nouvelles. Et elles finissent par s’incarner. Tant mieux si c’est dans le sens de l’ordre et de la Tradition.
Entretien par Ronan Planchon.
GRAND ENTRETIEN – À quelques jours de la 60e élection présidentielle américaine, le professeur à l’université Notre-Dame (Indiana), auteur d’un ouvrage remarqué sur l’« échec » du libéralisme, analyse la transformation profonde du Parti républicain.
Professeur de philosophie politique à l’université Notre Dame (Indiana), Patrick J. Deneen est connu pour ses travaux sur la critique du libéralisme et de ses conséquences sur la société contemporaine. Il a notamment publié Pourquoi le libéralisme a échoué (2019), traduit en français en 2020 et publié aux Éditions L’Artisan.
« La rupture la plus marquante de la réforme conservatrice version « trumpiste » réside sans doute dans son rejet de l’idéologie de libre marché qui dominait le Parti républicain depuis plus d’un demi-siècle ».
LE FIGARO. – Donald Trump a été largement sous-estimé dans les sondages en 2016 et 2020. Il est aujourd’hui au coude-à-coude avec Kamala Harris, selon les sondages . Qu’est-ce qui a changé ?
Patrick DENEEN. – Kamala Harris a bénéficié d’un engouement initial en tant que symbole de renouveau pour le Parti démocrate, avec un soutien enthousiaste de la part des médias grand public, des célébrités et des élites politiques. Cependant, cet enthousiasme n’a pas durablement affecté les sondages pour trois raisons principales.
Premièrement, Harris avait déjà démontré ses limites en tant que candidate lors des primaires de 2020, où ses résultats étaient si médiocres qu’elle s’est retirée de la course avant même le premier vote en Iowa, sans obtenir un seul délégué. Sa seule expérience de campagne nationale où elle figurait en tête de liste s’est soldée par un échec notable. Rien dans la campagne actuelle ne laisse supposer qu’elle ait acquis de nouvelles qualités de candidate.
Deuxièmement, durant les primaires de 2020, Harris a tenté de se positionner aussi à gauche que Bernie Sanders, un choix qui lui valait le soutien d’une partie de la base démocrate et auquel elle espérait devoir son investiture. Cependant, ces positions étaient impopulaires auprès d’un électorat plus large.
Troisièmement, l’électorat est profondément pessimiste quant à l’état de la nation face aux tensions dues à l’inflation élevée et à la précarité économique. Les deux principaux sujets qui mobilisent les électeurs sont la dégradation de l’économie et la perception d’une insécurité croissante due à l’immigration incontrôlée. Cela favorise Trump.
L’ensemble de ces éléments rend désormais de plus en plus probable une défaite de Harris face à l’ancien président Trump, ou, au mieux, une victoire très serrée. Tous deux se présentent comme des candidats du « changement », mais cela s’avère plus complexe lorsqu’on est le titulaire du poste (comme Trump l’a constaté en 2020). L’élection sera disputée, mais Harris doit convaincre les électeurs modérés des États clés du Midwest, du Mid-Atlantic et du Sud-Ouest, or elle y enregistre des résultats faibles dans plusieurs États qu’elle doit impérativement remporter pour gagner.
En 2016, Donald Trump a gagné en incarnant l’opposition aux élites progressistes et en se positionnant comme le candidat anti-establishment. Ce discours est-il toujours audible dans l’électorat américain ?
Trump n’a pas sensiblement dévié des principaux thèmes qui ont animé ses campagnes de 2016 et 2020. Il demeure fermement opposé à l’immigration sans restriction, défend la relance de la production manufacturière américaine et promet des sanctions commerciales telles que des tarifs douaniers contre les producteurs étrangers qui profitent indûment de l’ouverture des marchés américains. Par ailleurs, il semble fortement enclin à adopter une politique étrangère plus mesurée, ce qui le rend impopulaire auprès des « faucons » néoconservateurs opposés à Trump, tels que l’ancien vice-président Dick Cheney et William Kristol.
Un fait marquant est la reconnaissance par le Parti démocrate de l’attrait de certaines positions adoptées par Trump en 2016, dont plusieurs ont même été reprises. La vice-présidente Kamala Harris a promis de renforcer la frontière sud, et le président Biden a maintenu, voire étendu, de nombreux tarifs douaniers initialement imposés par Trump durant son mandat. Par ailleurs, Trump a assoupli sa position publique sur la question de l’avortement, reconnaissant que l’opinion publique penche davantage en faveur du droit de choisir que vers la position traditionnellement « pro-vie » du Parti républicain. Bien que cela puisse potentiellement réduire l’impact négatif auprès de certains électeurs après l’annulation de l’arrêt Roe vs Wade, il reste à voir si cette tentative de neutraliser la question affectera son soutien parmi les chrétiens conservateurs.
Les principales divergences entre les partis aujourd’hui portent désormais sur la question des politiques identitaires et woke ainsi que sur le soutien continu des États-Unis à la guerre en Ukraine (et l’engagement américain vis-à-vis de l’Otan).
Donald Trump a choisi JD Vance comme vice-président. Un républicain nationaliste profondément ancré dans le monde élitiste du mouvement intellectuel conservateur. Assiste-t-on aux États-Unis à une nouvelle forme de populisme, un populisme 2.0, plus mature et tourné vers le monde des idées ?
Le choix de JD Vance est frappant et laisse penser que Donald Trump pense davantage à son héritage politique qu’au calcul habituel qui consiste à utiliser le candidat à la vice-présidence comme un moyen d’atteindre un « équilibre » au sein de la coalition. C’était le rôle joué par l’ancien vice-président Mike Pence.
En revanche, Kamala Harris a sélectionné le gouverneur Tim Walz du Minnesota pour des raisons classiques de « rééquilibrage » : un homme blanc modéré, issu du Midwest, qui compense son identité, ses positions plus progressistes et son ancrage géographique sur la côte Ouest, très démocrate. Il est admis que Walz ne serait pas le successeur de Harris en cas de victoire, tandis que la sélection de Vance se révèle ambitieuse et tournée vers l’avenir, traduisant la volonté de Trump de laisser une empreinte durable, plutôt que de se livrer au marchandage électoral habituel.
Vance incarne l’essor d’une nouvelle génération formée dans les milieux intellectuels de la « nouvelle droite ». Il représente le rejet de la « vieille droite », façonnée durant la guerre froide et consolidée avec l’élection de Ronald Reagan. Son conservatisme a émergé en dehors des canaux institutionnels habituels, souvent en opposition aux organes de la « droite officielle », comme les think-tanks traditionnels, les institutions académiques conservatrices et les médias hérités du mouvement conservateur. Il puise ses idées dans divers médias en ligne de la « droite alternative » et auprès d’intellectuels conservateurs en marge des réseaux établis, comme Yoram Hazony, Rod Dreher et Peter Thiel. Notamment, Vance rejette l’orthodoxie du libre marché et le militarisme issu de l’ère Reagan. Cela le rend aussi impopulaire dans les cercles conservateurs traditionnels qu’auprès de la gauche. Plus intéressant encore, il s’oppose au refus de l’intervention gouvernementale dans les politiques sociales, un pilier du conservatisme reaganien. Plutôt que de répéter des formules creuses sur les « valeurs familiales » sans offrir de soutien concret, Vance plaide pour une politique familiale forte, incluant des incitations au mariage et au soutien des familles avec enfants.
Donald Trump avait intuitivement perçu en 2016 l’existence d’une base conservatrice favorable à ces positions, mais, une fois élu, il s’est révélé peu habile dans la gouvernance nécessaire pour concrétiser ces objectifs. Peu porté sur les détails de la politique publique et les exigences pratiques du gouvernement, Trump a cédé cet espace à Vance, qui, lui, montre une grande expertise en matière de politique et une réelle volonté de coopérer avec des sénateurs d’horizons différents, notamment la sénatrice progressiste Elizabeth Warren du Massachusetts, pour atteindre ses objectifs.
Que le tandem Trump-Vance l’emporte ou non, le sénateur Vance semble destiné à hériter de l’élan politique de Trump dans quatre ans, consolidant ainsi la réorientation conservatrice aux États-Unis.
Est-ce également un signe de l’émergence d’une droite qui allie critique du capitalisme sauvage et défense de la dignité du travail ?
La rupture la plus marquante de la révolution conservatrice version « trumpiste » réside sans doute dans son rejet de l’idéologie de libre marché qui dominait le Parti républicain depuis plus d’un demi-siècle. Ce rejet se manifeste non seulement par une opposition à l’ouverture des frontières et à la mondialisation, mais, plus étonnamment encore, par une prise de position en faveur des travailleurs au détriment du « capital ». Cela vise en particulier les effets de la mondialisation et de la financiarisation de l’économie américaine, qui ont souvent été néfastes pour les conditions de vie de la classe ouvrière. L’appui réciproque entre les travailleurs de base des syndicats du secteur privé et le Parti républicain – illustré par la place de choix réservée au président des Teamsters dans les discours de campagne – représente un renversement radical de l’orthodoxie du Parti républicain des cinquante dernières années, période durant laquelle les syndicats étaient perçus comme des adversaires.
La panique provoquée par Trump, tant à gauche qu’à droite, est en réalité moins liée aux critiques concernant son caractère qu’à la menace qu’il représente pour l’équilibre des alliances politiques en place depuis les années 1960
Ce changement reflète en réalité une réorganisation politique profonde et spectaculaire aux États-Unis. Pendant la majeure partie de l’histoire américaine, le Parti républicain a été celui des classes aisées et des milieux d’affaires, tandis que le Parti démocrate représentait la classe ouvrière. Toutefois, à partir des années 1960, des évolutions marquantes dans la coalition démocrate ont progressivement fait de ce parti le porte-voix des zones urbaines et des nouvelles fortunes, issues notamment de l’économie technologique, ainsi que des individus très instruits, des étudiants et de divers groupes identitaires, incluant les Afro-Américains, les féministes, les LGBTQ, etc. De leur côté, les républicains se sont de plus en plus appuyés sur les électeurs de la classe ouvrière – un électorat qui avait massivement soutenu les victoires de Nixon, Reagan et des deux présidents Bush -, bien que leurs politiques économiques demeurent orientées vers les intérêts de leur base traditionnelle aisée, en particulier le milieu des affaires et le secteur financier. La panique provoquée par Trump, tant à gauche qu’à droite, est en réalité moins liée aux critiques concernant son caractère qu’à la menace qu’il représente pour l’équilibre des alliances politiques en place depuis les années 1960.
Cette inquiétude a également gagné l’Europe, où la présidence de Trump suscite des préoccupations similaires. En effet, Trump a ouvert la voie, sans stratégie délibérée mais plutôt par intuition, à ce qui pourrait devenir le premier parti ouvrier postlibéral multiracial, en opposition à un parti représentant les classes professionnelles et managériales libérales. Cette possibilité, si l’on en croit l’augmentation du soutien de la classe ouvrière non blanche, pourrait se concrétiser dans le cadre de l’élection actuelle.
En 2016, la victoire de Donald Trump a parfois été interprétée comme la « revanche des gens ordinaires », d’une Amérique blanche et ouvrière souvent méprisée. En 2024, cette grille de lecture est-elle toujours pertinente ?
Donald Trump n’est pas le premier candidat à s’adresser à l’« homme oublié ». Ce que l’on désigne aujourd’hui comme la « classe ouvrière blanche », souvent perçue comme la bénéficiaire de « privilèges blancs », constitue en réalité un ensemble diversifié de citoyens aux origines ethniques, culturelles et religieuses variées. Historiquement, les membres de cette classe – comprenant notamment des groupes ethniques comme les Italiens et les Irlandais, qui n’étaient même pas considérés comme « blancs » au sens strict – formaient une sous-classe marginalisée en dehors de l’élite politique anglo-saxonne. Cette classe ouvrière, dont une grande partie est catholique, a longtemps soutenu le Parti démocrate au cours du XXe siècle. L’expression « homme oublié » avait d’ailleurs été popularisée en 1932 par Franklin Delano Roosevelt. Mais, dans les années 1960, cette « classe ouvrière blanche » en est venue à voter pour les républicains, se sentant de plus en plus délaissée, voire méprisée, par la nouvelle coalition démocrate en mutation depuis 1968. En 1980, une grande partie de cette classe s’est vu attribuer une étiquette : les « démocrates de Reagan ». Pourtant, cette adhésion aux républicains est demeurée fragile, ces électeurs changeant souvent d’allégeance lors des élections présidentielles.
Néanmoins, au cours des cinquante dernières années, ce groupe n’a été convenablement représenté par aucun des deux partis, quel que soit le candidat qu’il soutenait. Bien que les républicains de l’ère Reagan aient profité des votes de la « classe ouvrière blanche », leurs politiques de libre marché et de mondialisation ont gravement affecté les perspectives économiques de ces électeurs. Insatisfaits, ces derniers ont oscillé entre les républicains et les démocrates pendant plusieurs décennies, votant tour à tour pour Reagan, les présidents Bush, Bill Clinton et Barack Obama. Chaque parti a finalement déçu cette base en raison de ses engagements libertaires distincts. Les républicains défendaient un libéralisme économique inflexible, tandis que les démocrates adoptaient une posture de plus en plus hostile aux valeurs sociales de la classe ouvrière – centrées sur la famille, la foi et la communauté – tout en se tournant eux aussi vers des politiques économiques globalisantes. Donald Trump est le premier candidat à rejeter à la fois le libéralisme économique et culturel qui imprégnait les deux partis. C’est pourquoi le terme « postlibéral » s’est popularisé pour qualifier les instincts de Trump, ainsi que les engagements plus élaborés de JD Vance. ■