« Élise Lucet n’est hélas pas la seule à se sentir investie de la mission de faire barrage au diable »
Par Régis Le Sommier.
Ce remarquable journaliste, homme de terrain et de réflexion, grand reporter qui ne hante pas que les plateaux TV mais surtout toutes les zones à haut risque, toutes les zones en guerre ou en conflit de la planète, sait toujours de quoi il parle et le dit en termes clairs, le synthétise de façon simple et exacte. Cet article, de la veine que nous venons de tenter de décrire est paru hier (2.11) dans le JDD.
« Alors on convoque du lourd, enfin croit-on, comme si le showbiz avait ce pouvoir secret d’inverser le sort des urnes et que les États-Unis allaient regarder la télévision française avant de se décider pour qui voter… »
La possible victoire de Donald Trump provoque une fièvre sans précédent dans les médias français. Comparé à Hitler et étiqueté « menace fasciste », l’ex-président américain est devenu l’obsession de nombreuses émissions, transformant la couverture médiatique en croisade idéologique.
« Un invité formidable dans “Envoyé spécial”. Regardez qui est à côté de moi ! C’est “Bob” De Niro qui se bat tous les jours contre Trump. » Élise Lucet n’y va pas par quatre chemins pour annoncer son émission de mardi 5 novembre, mettant au passage de côté toute forme de déontologie et donnant du « Bob » à l’immense acteur comme si elle le connaissait depuis toujours. Il faut le dire, l’heure est grave. Trump est donné gagnant dans presque tous les États pivots. Plusieurs scénarios le voient remporter également le vote populaire.
Alors on convoque du lourd, enfin croit-on, comme si le showbiz avait ce pouvoir secret d’inverser le sort des urnes et que les États-Unis allaient regarder la télévision française avant de se décider pour qui voter… Robert De Niro éructe contre Donald Trump depuis sa première élection en 2016. Les deux hommes se haïssent au point que lorsqu’il parle de Trump, l’acteur a des accents du personnage de Travis Bickle, qu’il jouait dans Taxi Driver, un vétéran du Vietnam devenu psychopathe. Comme prévu, devant la caméra de France 2, De Niro s’emporte contre Trump. Pour « Envoyé spécial », c’est la garantie d’une bonne audience, tout en ayant l’impression de sauver l’Amérique avec son message et, par extension, la planète.
Élise Lucet n’est hélas pas la seule à se sentir investie de la mission de faire barrage au diable. Dimanche 27 octobre, à 19 heures, sur France 5, on nous proposait « Trump, la menace fasciste ? » À 20 heures, dans l’émission « C Politique », c’était un débat sobrement intitulé « Fascsime : le grand retour ? », animé par l’omniprésent spécialiste des États-Unis Thomas Snégaroff, et qui posait la question de Trump, comme « nouveau visage du fascisme ». Dans les propos des journalistes réunis, les références à Mussolini fusent. Rebelote le lendemain dans le programme « C ce soir » qui donne toujours dans la nuance : « Donald Trump : un fascisme à l’américaine ? » Le spectateur appréciera sans doute cet engagement clair du service public exprimé par des journalistes payés par leurs impôts et les nôtres.
Mise en garde contre un « piège terrible »
« Oui, nous pouvons le dire, la vision politique de Donald Trump est celle du fascisme », déclarait Kamala Harris quelques jours plus tôt, ouvrant la voie, inédite en politique américaine, du reductio ad hitlerum. Les Démocrates n’avaient peut-être pas le choix, tant l’avance de Trump semble se creuser et tant ce dernier surtout multiplie avec succès les coups médiatiques qui le rapprochent de l’électeur, un jour serveur chez McDonald’s, le lendemain conducteur d’un camion poubelle. Sans parler des coups du sort qu’il a su déjouer : trois attentats ont fait de lui un miraculé lui conférant une dimension quasi mystique. Kamala Harris à l’inverse apparaît recluse, incapable de répondre aux interviews autrement que par des réponses stéréotypées dans des médias « amis » très à l’ancienne quand Trump de son côté dynamite le podcast de l’animateur radio Joe Rogan avec près de 15 millions de vues… D’où cette accusation ultime, grotesque quand on y pense, puisque Trump a passé quatre ans à la Maison-Blanche et qu’il n’a déclenché aucune guerre, ni déporté personne au nom d’une race supérieure.
En revanche, reprendre cette ligne pour des journalistes français ou européens est le summum du dévoiement de la profession. « Trump au Madison Square Garden, comme les nazis en 39 ? » Dès l’annonce du meeting de Trump, comme la journaliste Laurence Haïm, le quotidien belge Le Soir est allé fouiller l’histoire pour dénicher que des sympathisants américains d’Hitler s’étaient réunis à cet endroit. Pas de chance, la salle dans sa forme actuelle n’a ouvert qu’en 1968. Et pour les Américains, le « MSG » est surtout connu pour ses matchs de hockey, de basketball (elle abrite les Knicks, l’équipe de New York) et de boxe. Les Doors, Elvis Presley, les Rolling Stones, Depeche Mode et à peu près tout ce que la planète rock compte de stars d’envergure s’y est produit bien avant Trump, et bien après les nazis.
Il faut croire que la liesse déclenchée par Trump en ce lieu aura rappelé à nos journalistes hexagonaux les heures les plus sombres de l’histoire. On invoque le culte de la personnalité. Le show, totalement à l’américaine, c’est-à-dire hors norme, avec une scénographie au millimètre, était exceptionnel. Mais en quoi dérogeait-il du meeting en Californie qui l’a précédé, ou même de celui du retour de Trump à Butler, en Pennsylvanie, à l’endroit même où il avait reçu une balle dans l’oreille ? En rien finalement. C’est du Trump. Et depuis qu’il s’est lancé en politique, le milliardaire a toujours fait ce genre de show. On peut lui reprocher sa grossièreté, sa façon de traiter plus bas que terre ses adversaires, de les affubler de surnoms ridicules et diffamatoires. On peut lui reprocher son bilan en tant que président, l’état quasi insurrectionnel qui s’était répandu dans le pays lorsqu’il le dirigeait, ce côté polarisant qu’il avait lorsqu’il était candidat mais dont il aurait dû se départir une fois élu, tout cela est vrai, mais on ne saurait l’accuser de « fascisme » ou de « nazisme » dans sa gestion du pouvoir.
Un décrochage qui alarme
Dans la bouche d’une Kamala Harris aux abois, un tel argument peut se comprendre si l’on considère que sa campagne n’a jamais décollé, qu’elle est en train de rejouer la partition perdante d’une Hillary Clinton en 2016, le match bien-pensance contre « sans dents ». Les sondages laissent sans doute perplexe son équipe de campagne, alors il fallait une solution d’urgence. Mais de la part de journalistes français, s’embarquer dans de tels raccourcis, dans de tels amalgames n’a aucun sens. C’est d’autant plus ridicule qu’ils le font avec une tonalité militante, comme si leur voix pouvait peser sur l’élection, comme si le sort du monde dépendait d’eux… ■ RÉGIS LE SOMMIER