Allons-y d’abord d’un constat brutal : depuis la fin de la guerre froide, la philosophie des relations internationales s’est confondue avec une entreprise spéculative stérile et mondaine. Elle s’est voulue au service de la construction d’un nouvel ordre global, substituant la « société civile » aux peuples et aux États, pour mettre en place une gouvernance globale, censée délivrer le monde de la violence, ou, du moins, parvenant à l’encadrer dans le droit international. L’aile droite de ce système, l’aile néoconservatrice, si on veut, rêvait de son côté d’exporter la démocratie à travers le monde avec des bombardiers en s’appuyant sur la théorie du changement de régime. Le monde entier devait s’américaniser de force. On sait où elle nous a conduits. Mais tout ce système rêvait d’un monde homogénéisé.
Ce fantasme habermassien avait un grand défaut : nous couper du réel, qui n’avait pas cessé d’exister malgré nos efforts pour nous en détourner. Et c’est justement avec le réel que nous invite à renouer Pierre Lellouche dans son nouvel ouvrage, Engrenages, consacré à la guerre d’Ukraine et ses conséquences sur la recomposition du monde. Je ne crois pas aller trop loin en disant qu’il s’agit d’un livre exceptionnel, remarquable et, surtout, essentiel. Lellouche nous rappelle d’abord l’existence du « brouillard de la guerre ». La plus mauvaise manière de comprendre un conflit consiste à adhérer spontanément à la propagande des belligérants – ce qui implique même de garder une certaine distance avec celle de l’État qui a notre faveur. Il ajoute qu’il faut toujours s’intéresser à la singularité d’un conflit, à ses causes profondes, aux identités qui s’entrechoquent, aux mémoires qui se réveillent.
C’est avec ce souci de méthode qu’il aborde la guerre d’Ukraine, en rappelant la complexité de cet État et son ancrage géopolitique à la frontière de deux mondes. Lellouche, comme tout esprit éclairé, condamne sans réserve l’agression russe de 2022, et ne lui cherche pas de circonstances atténuantes. Il ne s’interdit pas toutefois de l’expliquer, en cherchant à voir de quelle manière elle aurait pu être évitée. Pour cela, il cherche à comprendre la vision du monde propre aux différents acteurs du conflit. On pourrait dire qu’il s’intéresse à la psychologie des peuples, à leur inconscient collectif. Entre l’aspiration impériale démocratique des États-Unis, la psychologie obsidionale des Russes, qui rêvent de leur côté d’un empire continental défensif, le mondialisme désincarné des Européens et le « Sud global », qui profite de ce conflit pour rompre clairement avec l’ordre international de 1945, les éléments d’un engrenage global sont rassemblés.
Des forces vivantes
L’ordre international de 1945, revenons-y, se décompose devant nous. Il devient polycentrique, mais nous peinons à le comprendre, tellement nous avons pris l’habitude de voir la planète comme un Occident en devenir, l’étranger n’étant qu’une image dupliquée de nous-mêmes. Notre universalisme fanatisé nous empêche de voir que les « autres » ne voient pas le monde comme « nous ». Plus encore, il nous empêche de prendre conscience de notre propre identité et de nos propres intérêts, comme en témoigne notre approche de la question migratoire. Les Occidentaux, du moins leurs élites, ne croient plus à la diversité des peuples, mais à l’interchangeabilité des populations, ce qui les amène à ouvrir leurs frontières en multipliant les filières migratoires, ce qui est une manière de pratiquer le suicide civilisationnel par consentement à la submersion démographique.
Oui M Lellouche a raison.
Les « somnanbules » d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’hier pour notre malheur.
Il est bien tard déjà. Le jour baisse, la nuit est presque là…
On peut rester éveillé, et garder une bougie pour les temps qui viennent…