*Correspondant de RFI aux États-Unis, David Thomson a notamment coréalisé le cumentaire « Kamala, une ambition américaine » (Arte). Prix Albert-Londres 2017, il estime que chaque camp fait figure de repoussoir ultime pour l’autre. Revient souvent au cours de cet entretien le mot MAGA comme désignant une entité politique transcendante, chargée d’un sens religieux. C’est seulement un acronyme pour « Make America Great Again » (Rendre à l’Amérique sa grandeu). Avec une connotation de retour aux valeurs traditionnelles américaines, mais aussi de protectionnisme et de nationalisme. Le résultat de l’élection de ce jour est d’une importance incontestable pour la France, l’Europe, le reste du monde.
GRAND ENTRETIEN – Lauréat du prix Albert-Londres pour son livre Les Revenants, David Thomson* vit aux États-Unis depuis 2017. Près de quatre ans après avoir assisté à la prise d’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, il décrypte un climat politique plus dangereux que jamais avant l’élection présidentielle.
Trump est aujourd’hui l’empereur du royaume Maga et ses partisans le vénèrent comme un monarque de droit divin.
LE FIGARO. – Des tentatives d’assassinat contre Trump au renoncement de Joe Biden, la campagne électorale a été marquée par des rebondissements invraisemblables. Quel bilan en tirez-vous ?
DAVID THOMSON. – Je reste sidéré par cette campagne que nous venons de vivre et par l’insubmersibilité du phénomène culturel Donald Trump. Après le 6 Janvier, beaucoup le croyaient fini politiquement. Il a en fait mis le Parti républicain sous sa coupe, l’a transformé comme sa Trump Organisation en une entreprise familiale à ses ordres. Avant ses inculpations, les sondages indiquaient qu’un candidat inculpé plongerait. C’est l’inverse qui s’est produit.
Les quatre inculpations ont propulsé sa popularité. On nous disait ensuite qu’une condamnation en justice plomberait sa campagne. Là encore, c’est l’inverse qui s’est produit. Et les tentatives d’assassinat ont achevé d’en faire un martyr politique intouchable qui semble parfois marcher sur l’eau. Trump est aujourd’hui l’empereur du royaume Maga et ses partisans le vénèrent comme un monarque de droit divin.
L’Amérique Maga vit recluse dans une bulle médiatique totalement hermétique aux arguments du camp d’en face. Et le fait que, après tout ceci, les résultats soient encore aussi serrés avec Kamala Harris suffit à dire où nous en sommes.
Quel que soit le vainqueur, l’Amérique sera-t-elle plus divisée que jamais au lendemain du vote ?
Chaque camp fait figure de repoussoir ultime pour l’autre. Chaque camp voit dans le candidat d’en face une menace existentielle. Kamala Harris incarne toutes les peurs du mouvement Maga : une femme de pouvoir californienne, issue de l’immigration non blanche, sans enfants biologiques, qui se présente en annonçant ses pronoms et dont le principal thème de campagne est de restaurer le droit fédéral d’avorter jusqu’à 24 semaines de grossesse.
En face, les démocrates sont convaincus que Trump ferait des États-Unis une dictature dystopique façon La Servante écarlate et qu’il appliquerait un programme encore plus radical qu’en 2016 et en 2020 : expulsion de masse de 15 millions à 20 millions d’immigrés, relance des énergies fossiles, suppression du ministère de l’Éducation et mise au pas de la justice pour lancer des poursuites contre les caciques du « régime Biden », pour reprendre sa terminologie. Logiquement, ces deux Amériques, l’Amérique jeune urbaine diplômée et diverse contre l’Amérique rurale religieuse et blanche, paraissent de plus en plus difficiles à réconcilier.
Le 6 janvier 2021, vous étiez à Washington sur les marches du Capitole lorsque celui-ci a été envahi par des manifestants pro-Trump. Vous nous aviez confié avoir été marqué par l’événement. Comment expliquez-vous l’incroyable résilience de Trump malgré cet épisode ? Pourquoi une partie de l’Amérique semble lui avoir pardonné ?
Dans l’univers Maga, les représentations de la réalité sont inversées, en particulier sur la question du 6 Janvier en raison d’un puissant écosystème médiatique conservateur. Au sein de ces médias Maga, les efforts de réécriture du récit de cette journée visant à déresponsabiliser Donald Trump ont bien fonctionné. Une grande partie des républicains croient aujourd’hui fermement en la théorie de « l’inside job » selon laquelle l’assaut du Capitole était un piège ourdit par les démocrates avec l’aide du FBI pour blâmer Donald Trump. Quant aux assaillants du Capitole eux-mêmes, ils étaient sincèrement convaincus de sauver l’Amérique ce jour-là. Ils se pensaient comme les révolutionnaires de 1776, convaincus d’être du bon côté de l’histoire.
Ses supporteurs sont plus fanatisés que jamais et ils voient en Trump un sauveur christique qui s’est sacrifié pour eux, au point de risquer sa vie pour eux.
Non seulement cette conviction n’a pas bougé quatre ans après mais elle s’est même renforcée. Cette partie de l’Amérique est immensément reconnaissante envers Donald Trump pour ce qu’il s’est passé le 6 janvier et depuis. Les trumpistes ont tous eu le sentiment cathartique d’exister politiquement grâce à lui. Ses supporteurs sont plus fanatisés que jamais et ils voient en Trump un sauveur christique qui s’est sacrifié pour eux, au point de risquer sa vie pour eux. J’entends souvent cette phrase dans ses meetings : « Le président Trump a littéralement pris une balle pour nous mais la main de Dieu l’a détournée. » Ils sont convaincus que ce n’est plus un duel entre démocrates et républicains mais entre le Bien et le Mal.
Deux jours après sa première tentative d’assassinat, lorsque Trump est entré en scène dans la salle de la convention républicaine à Milwaukee à la manière d’un combattant de MMA avec son pansement sur l’oreille, autour de moi des gens pleuraient. C’était une transe collective. Ses meetings sont un mélange de mégaconcert rock, de comédie stand-up et de messe. Les gens font des milliers de kilomètres pour le voir. J’ai vu des queues de plusieurs heures par – 30 °C dans l’hiver de l’Iowa pour lui. Certains ne font que cela et en sont à leur 200e meeting. Et Trump les remercie, il les salue à chaque meeting, a toujours un mot pour eux.
Certains sont invités en backstage pour une photo avec lui, parfois même à Mar-a-Lago. Lors d’une de ces soirées de gala à laquelle j’ai participé à Mar-a-Lago, j’ai vu une femme en tenue de soirée pleurer d’émotion simplement parce qu’elle avait pu toucher la main de Trump comme s’il s’agissait du Roi Soleil à Versailles. Trump a redonné une fierté à cette masse humiliée. Son génie politique est de comprendre mieux que personne la psychologie de cette Amérique. Aujourd’hui, il leur promet littéralement la revanche — « je suis votre vengeur ». Cette viande rouge, c’est exactement ce qu’ils veulent.
Le thème de la « démocratie » s’est imposé comme un thème majeur de la campagne. Cela est-il uniquement dû aux dérives de Trump ou cela révèle-t-il une fracture plus large entre les élites et le peuple ?
Le concept de démocratie ne fait plus consensus aux États-Unis. D’ailleurs, quand je dis à un trumpiste que les États-Unis sont une démocratie, souvent il me corrige en disant : « Nous ne sommes pas une démocratie, nous sommes une république. » Ça, c’est nouveau. Ce qu’ils veulent dire par là, c’est leur rejet du vote populaire et leur attachement au système électoral des grands électeurs qui les favorise. Ils savent qu’ils sont minoritaires numériquement et qu’un suffrage universel les forcerait à adoucir leur discours pour gagner.
Les questions LGBT et de transidentité sexuelle ont fait leur entrée dans les programmes scolaires, de même que l’enseignement du passé raciste des États-Unis, des violences policières et des notions incendiaires comme le « privilège blanc ». Ces innovations pédagogiques ont crispé au-delà même des cercles conservateurs habituels.
Or ils ne sont pas prêts à transiger sur leurs valeurs ultra-conservatrices. Surtout après l’année 2020 qui a vu toutes leurs peurs se concrétiser. Après les manifestations antiracistes qui ont suivi le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd par un policier blanc, les démocrates ont focalisé leur discours sur les minorités raciales et sexuelles. Les questions LGBT et de transidentité sexuelle ont fait leur entrée dans les programmes scolaires, de même que l’enseignement du passé raciste des États-Unis, des violences policières et des notions incendiaires comme le « privilège blanc ». Ces innovations pédagogiques ont crispé au-delà même des cercles conservateurs habituels. Et Kamala Harris, qui vient de San Francisco, ville symbole de ce progressisme, incarne cette réalité portée par les élites libérales américaines.
Les conservateurs, qui se sentaient déjà méprisés par ces élites côtières, voient maintenant ces élites comme les ennemies de l’Amérique. Pour eux, les démocrates, c’est le mal au sens religieux, c’est la trahison des valeurs fondatrices de l’Amérique. Et ce message est martelé sur tous les médias conservateurs, dans tous les meetings politiques et même dans leurs églises le dimanche. Ils sont ulcérés par ces idées progressistes mais ils savent qu’ils sont minoritaires dans l’Amérique d’aujourd’hui. D’où leur adhésion a une vision plus illibérale de la démocratie. D’où leur réceptivité au discours national-populiste que Steve Bannon, le principal idéologue du mouvement Maga, revendique comme tel.
Et quand Trump leur promet de « reprendre l’Amérique » (« take back America ») aux « cinglés radicaux libéraux » pour lui rendre sa grandeur, c’est précisément sur cette peur qu’il joue. Et ce progressisme risque de coûter cher aux démocrates. C’est notamment à cause de cela qu’ils semblent perdre le vote crucial des musulmans du Michigan, qui eux non plus, n’apprécient guère qu’on dise à leurs enfants à l’école qu’ils ne sont peut-être pas nés dans le bon corps.
Avec son « Opportunity Agenda for Black Men », la candidate démocrate à la présidence des États-Unis assume de proposer des mesures fondées sur la « race » pour séduire un électorat qu’elle peine à convaincre. Cela est-il perçu comme une dérive de la politique des identités, y compris pour le camp démocrate ?
Depuis son entrée en politique à San Francisco en 2003, Kamala Harris a mené toutes ses campagnes sur son storytelling identitaire largement romancé sur le thème : « J’explose les plafonds de verre, je suis la première femme noire ou d’origine indienne pour ce poste. » Sauf cette fois. Depuis qu’elle est devenue candidate cet été à la place de Joe Biden, Kamala Harris a soigneusement évité le piège identitaire.
Elle ne met ni en avant son genre, ni sa couleur de peau. Elle a compris qu’être une femme n’est pas forcément un atout politique dans cette présidentielle et elle veut parler à tous les Américains. À chaque fois que Donald Trump est allé la chercher sur ce terrain en l’accusant d’être « devenue noire » a des fins électoralistes, elle n’a pas répondu. Ses appels du pied aux hommes noirs visent simplement à réduire le « gender gap » dans la communauté afro-américaine ou les hommes semblent avoir plus de réticences que les femmes à se mobiliser pour elle, sans doute en raison de son genre.
Donald Trump et ses partisans accusent également les démocrates de viser à s’assurer une domination politique durable en jouant sur les règles électorales et l’immigration massive. Est-ce le cas ? Que pensez-vous des lois sur l’identification des électeurs qui s’opposent à l’obligation de présenter une carte d’identité sous prétexte que cette mesure viserait à empêcher les minorités de voter ?
Les républicains accusent en effet les démocrates d’importer massivement des migrants pour les faire voter pour eux. Il est vrai que la carte d’identité n’est pas nécessaire pour voter partout. Cela peut paraître étonnant pour nous, Français, mais pour beaucoup au sein de la gauche américaine, demander une carte d’identité pour voter serait considéré comme raciste. Pour autant, dire que les migrants illégaux voteraient à la présidentielle est un mythe et beaucoup de migrants naturalisés votent d’ailleurs pour Donald Trump.
Est-il possible que le résultat soit très indécis le lendemain du vote ? Faut-il s’attendre à des contestations en pagaille ?
On voit mal comment les choses pourraient bien se passer après le 5 novembre. Selon toute logique, Trump devrait revendiquer la victoire mardi soir et ce, quels que soient les résultats annoncés. Dès lors, comment ses partisans vont-ils réagir ? Dans tous les États clés en 2020, la victoire s’est jouée à quelques milliers de voix près.
Trump a fait de sa belle-fille la codirectrice du Parti républicain. Et l’une des actions de Lara Trump a été de mettre sur pied une armée d’observateurs Maga qui seront déployés dans tous les bureaux de vote, en particulier ceux des États clés où la victoire va se jouer dans un mouchoir de poche, à quelques milliers de voix près.
Officiellement, il s’agit là de rassurer les républicains sur le bon déroulement du vote car plus de deux tiers sont encore convaincus que l’élection de 2020 leur a été volée. Mais tous ces observateurs risquent fort de perturber le scrutin en voyant des « fraudes massives » partout. Par ailleurs, Donald Trump et sa campagne dénoncent déjà des fraudes, notamment sur le vote anticipé en Pennsylvanie. On imagine mal Donald Trump reconnaître son éventuelle défaite face à Kamala Harris.
Croyez-vous au scénario d’une nouvelle guerre civile que certains évoquent ?
Il existe des signaux faibles. Les deux camps se préparent à des violences politiques après la présidentielle. Il y a quelques jours, j’accompagnais dans la banlieue d’Atlanta une organisation démocrate qui faisait du porte-à-porte pour mobiliser le vote noir. Tout d’un coup, je comprends que le chef de cette organisation est armé. Il portait trois armes à feu avec lui. Une dans le sac, une dans la voiture et une attachée au mollet sous le pantalon. Il m’explique que ces armes sont nécessaires en cas de problème avec les partisans de Trump qui, m’a-t-il dit, « sont en guerre contre nous, les Noirs ».
Ce fonctionnaire retraité avait connu la ségrégation et m’a confié n’avoir jamais connu un tel niveau de tensions politiques depuis le mouvement des droits civiques dans les années 1960.
Je n’ai pas pu le constater ce jour-là mais il m’a assuré que des trumpistes harcelaient ses équipes pour les empêcher d’appeler les Noirs à voter. Cet homme n’était pas un jeune excité. C’était un fonctionnaire retraité né en 1949. Il avait connu la ségrégation et m’a confié n’avoir jamais connu un tel niveau de tensions politiques depuis le mouvement des droits civiques dans les années 1960. Il y a quelques mois, j’étais avec les équipes du podcast de Steve Bannon au milieu des manifestations d’étudiants new-yorkais contre la guerre à Gaza. Et eux aussi jugeaient inéluctable la perspective d’une confrontation physique avec le camp rival de plus en plus considéré comme ennemi.
Joe Biden avait été élu sur la promesse de réconcilier l’Amérique, a-t-il complètement échoué ? Comment y parvenir ?
À l’évidence, non. Beaucoup de démocrates sont déconnectés du monde Maga, pour eux le trumpisme, c’est un peu « Rendez-vous en terre inconnue ». Un monde de gueux qu’ils méprisent, ne croisent et ne connaissent pas. C’est ce que trahit la dernière boulette de Joe Biden, qui les a qualifiés d’« ordures ». Avant cela, on avait eu les « déplorables » d’Hillary Clinton. Joe Biden est arrivé à la Maison-Blanche avec un logiciel de l’Amérique périmé. Avec ses équipes, ils ont cru qu’il était encore possible d’établir des passerelles avec le monde parallèle Maga. Or, ce qu’il n’avait pas compris, c’est que cette autre Amérique le considère comme l’envoyé de Satan, et j’emploie ce terme à dessein, au sens religieux. ■