« Emmanuel Macron vit dans la vision de la start-up nation, c’est-à-dire que la liquidation de l’héritage historique de la France ne lui pose pas de problème. Et comme l’air du temps est unanime pour condamner de manière unilatérale l’œuvre coloniale française, le chef de l’Etat partage cet état d’esprit anachronique et manichéen. » Jean Sévillia
ENTRETIEN. Le chef de l’État français a reconnu dans un communiqué la responsabilité de la France dans l’assassinat du chef du FLN, en 1957. Il y a un mois, le président algérien accusait la France d’avoir commis un génocide en Algérie. Pour l’historien Jean Sévillia, auteur des Vérités cachées de la guerre d’Algérie (éd. Fayard, 2018), si cette accusation est sans fondement, l’absence de réaction officielle côté français est inconcevable.
Front Populaire : Emmanuel Macron a reconnu, le 1er novembre, à l’occasion du 70e anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance, la responsabilité de la France dans l’assassinat de l’un des chefs du FLN, Larbi Ben M’hidi, en 1957. En Algérie, comme le rapporte Le Point, cela lui a valu paradoxalement quelques critiques. Que vous inspire cette initiative ?
Jean Sévillia : Le président de la République appartient à une génération qui a été nourrie par l’idée que la colonisation a été un crime et même un crime contre l’humanité, expression extravagante qu’il a employée un jour et qu’il n’a jamais reniée. C’est une question générationnelle : pour lui, la colonisation, c’est le monde d’avant. Emmanuel Macron vit dans la vision de la start-up nation, c’est-à-dire que la liquidation de l’héritage historique de la France ne lui pose pas de problème. Et comme l’air du temps est unanime pour condamner de manière unilatérale l’œuvre coloniale française, le chef de l’Etat partage cet état d’esprit anachronique et manichéen.
Larbi Ben M’hidi était l’un des principaux chefs du FLN, et c’est le général Paul Aussaresses, aujourd’hui décédé, qui avait affirmé dans ses mémoires qu’il s’était lui-même chargé de cette exécution. On était en pleine bataille d’Alger, dans une période extrêmement dure du combat contre le FLN. Est-ce que la France doit présenter ses excuses ? Le problème, c’est que l’Algérie n’a jamais renié ses propres méthodes criminelles lorsque le FLN assassinait des innocents, des femmes et des enfants, et provoquait des centaines d’attentats au moment de la bataille d’Alger, qui ont fait plusieurs centaines de morts, des Européens d’Algérie ou des musulmans. L’Algérie ne s’est jamais s’excusée. On n’a jamais entendu l’Algérie s’excuser pour le massacre des Harkis. On n’a pas entendu l’Algérie s’excuser pour les milliers d’enlèvements et d’assassinats, en 1962, d’Européens, civils ou militaires, dont les familles n’ont jamais pu faire leur deuil puisque les corps n’ont jamais été retrouvés. La relation reste asymétrique : la France s’excuse, l’Algérie ne s’excuse de rien.
FP : Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a accusé la France début octobre de « génocide » pendant la colonisation. Avec cette déclaration, Emmanuel Macron n’apporte-t-il pas de l’eau au moulin du régime algérien ?
JS : Bien évidemment. Jacques Frémeaux, grand historien de l’histoire de la colonisation en Algérie, a démontré pourquoi l’idée d’un génocide perpétré par les Français en Algérie au moment de la conquête est un mythe. En comparaison, à l’époque, le taux de croissance démographique de la France métropolitaine est moins important que celui des populations en Algérie. Schématiquement, entre 1850 et 1950, la population française en métropole est passée d’environ 30 à 45 millions, soit une croissance de seulement 50 %, tandis que la population musulmane, en Algérie, est passée de 4 à 9 millions d’habitants entre 1830 et 1954, soit une croissance de 125 %. Le contraste est saisissant.
La seule baisse démographique a lieu dans les années 1840-1870, mais celle-ci est également constatée au Maroc et en Tunisie, à une époque où ces pays n’étaient nullement colonisés. Cela peut s’expliquer par une accumulation de sécheresses et de famines, qui a provoqué en effet une baisse du niveau de la population sur l’ensemble du Maghreb. Les Français n’ont strictement rien à voir avec ce phénomène.
Certes, les Français ont fait une guerre de conquête très dure. Le maréchal Bugeaud était un homme qui a passé toute sa jeunesse dans les armées de Napoléon, formées dans l’idéal révolutionnaire, qui ne fait pas de différence, chez l’adversaire, entre civils et combattants. À l’époque, certains se sont émus des violences commises par les troupes de Bugeaud. Une commission parlementaire avait été menée par Tocqueville sur les agissements de l’armée française en Algérie.
Mais entre la guerre de conquête et la guerre d’indépendance qui commence en 1954, nous avions une société coloniale, duale, dans laquelle il y avait des inégalités de statut, une dose de paternalisme et sans doute de racisme, c’est évident. Mais il y a eu aussi l’émergence d’une élite musulmane pendant cette période, ainsi qu’un gros travail entrepris par la France en matière d’infrastructures, comme les routes, les ports et les chemins de fer, une œuvre sociale et sanitaire. Or les Algériens n’en tiennent jamais compte.
Lors du voyage d’Emmanuel Macron en Algérie, en 2022, un accord avait été signé avec le président Tebboune en vue de la création d’une commission mixte d’historiens algériens et français. Cette commission a vu le jour en 2023. Composée de cinq historiens français et cinq algériens et pourvue de deux co-présidents, Benjamin Stora pour la France, un historien venu de l’extrême gauche et, pour l’Algérie, Mohamed Lahcen Zighidi, ancien directeur du Musée national du moudjahid, un homme du FLN. Cette commission se réunit deux à trois fois par an, alternativement en France et en Algérie. Mais la partie algérienne est totalement dépendante du pouvoir politique d’Alger, autrement dit du FLN. Elle ne cesse par ailleurs d’élever le niveau de ses exigences, demandant la restitution d’objets qui font juridiquement partie des collections inaliénables de la France, ou les originaux d’archives de la présence française là où il était initialement convenu de procéder à des numérisations. Ce n’est pas avec ces méthodes qu’on parviendra à un apaisement des mémoires.
FP : Avez-vous été étonné par l’absence de réaction côté français après les accusations de génocide ?
JS : Il n’y a eu personne au sommet de l’État, aucune voix officielle française, pour répondre à cela. C’est scandaleux. La classe politique française a intériorisé l’idée que la colonisation était un crime. Il y a un réel complexe aujourd’hui. Et le régime algérien se nourrit de notre culpabilité.
FP : Comment la France pourrait-elle obtenir quelque chose de l’Algérie ?
JS : C’est une question de volonté politique. Qui va oser en France remettre en cause les accords de 1968 ? Les Algériens ont un statut dérogatoire par rapport aux autres nations pour venir s’installer en France. Pourquoi ? À quel titre ? En quoi ce statut est-il justifié aujourd’hui ? La France pourrait faire pression sur les questions des visaset celle du renvoi des OQTF. ■