La révolte populiste est celle d’un monde qui veut continuer à vivre dans la normalité.
Parue le 7 novembre dans le JDD, nous reprenons cette bien intéressante tribune de Christophe Boutin sans y ajouter de commentaire, ce dont s’acquitteront sans doute les lecteurs souvent actifs et lucides de notre quotidien.
TRIBUNE. Écologie politique, dérives du militantisme LGBT, restrictions à l’humour… Pour le politologue et professeur de droit Christophe Boutin*, la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine s’explique par le rejet du progressisme radical porté par les démocrates.
Si l’on peut expliquer la victoire de Donald Trump de bien des manières, nombreux sont ceux qui voient dans le vent mauvais que ferait souffler le populisme du milliardaire à la mèche orange un souffle d’air frais.
Le progressisme symbolisé outre-Atlantique par le parti démocrate semble en effet avoir réalisé les pires prédictions de Tocqueville sur le despotisme moderne, celles d’un pouvoir qui « étend ses bras sur la société tout entière [et] en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ». Si l’on regarde deux décennies en arrière, on est surpris du nombre de ces « petites règles » qui nous ont peu à peu été imposées, toutes justifiées par la préservation d’un supposé bien commun à la définition duquel nous n’avons pourtant souvent eu aucune part.
Certaines sont peu convaincantes, comme celles d’une « écologie punitive » qui permet à un système à bout de souffle de survivre sous couvert de greenwashing. D’autres heurtent plus directement encore le sens commun : lorsque l’on s’étonne de voir que les « latinos » des États-Unis ont largement voté pour Trump, on devrait se souvenir que pour eux comme pour une immense majorité de nos contemporains, un homme n’est pas une femme et peut difficilement être « enceint ».
Cette rupture entre une réalité immédiatement perçue et le monde fantasmé du progressisme conduit naturellement ce dernier, pour imposer ce qui décidément ne va pas de soi, à multiplier normes et sanctions. Les regards courroucés des « indigné.e.s » et autres « offensé.e.s » lorsque leur doxa est un tant soit peu remise en cause augurent ainsi de la sévérité des peines prononcées à l’encontre des contrevenants, de la mort sociale à la condamnation pénale. Et cette tension entre les gardiens autoproclamés du temple et ce qui ne saurait être pour eux qu’une plèbe inculte s’aggrave quand les milices progressistes s’acharnent, par leur jeunesse immature et leur sectarisme, à ressembler à ces autres jeunesses qui, en leur temps, ont été les gardiennes zélées de l’orthodoxie de régimes totalitaires. Qui a envie de vivre dans un camp de rééducation ?
Ce sont les excès du progressisme qui permettent ceux des populismes
Ce progressisme est enfin sinistre de sérieux, le seul humour autorisé étant celui des petits marquis se moquant d’un peuple qu’ils méprisent. Face à cela, ce peuple en vient à excuser la lourdeur et la vulgarité de certains populistes : les spectateurs ont plaisir à pouvoir éclater de rire ensemble à de grosses farces, retrouvant dans ce rire commun une solidarité rassurante et souscrivant à cette même vision du monde qu’on les obligeait à taire. Les provocations de populistes qui surjouent une certaine grossièreté – Trump mimant, horresco referens, une fellation sur un micro – ne sont jamais que l’écho du célèbre « arrêtez d’emmerder les Français » pompidolien, et une fois de plus on préfère l’auguste au clown blanc.
Cette société progressiste de règles, de normes, de contraintes, ce monde dans lequel le peuple est contraint de répéter des mantras auxquels il ne croit pas, ne peut s’étonner si le jour vient où ceux qu’elle pressure ainsi au quotidien, lassés, se montrent prêts à accepter que l’éléphant populiste vienne s’ébattre dans le magasin de porcelaines de leurs fantasmes sociaux. Plus la pression est forte, plus sera possible l’acceptation de remises en cause radicales, et ce sont largement les excès du progressisme qui permettent ceux des populismes que dénoncent ensuite en chouinant les fragiles représentants du progressisme – sans que l’on sache bien si, comme l’enfant forcé d’aller au lit, ils pleurent de peur irraisonnée ou de rage déçue.
La révolte populiste est celle d’un monde qui, nié par des pseudo-élites qui ont fait sécession et entendent bien conserver le pouvoir en imposant une pseudo-réalité, veut au contraire continuer à vivre dans ce qu’il estime, lui, être la normalité. En ce sens, le populiste Trump est aussi l’enfant du conte d’Andersen qui dit tout haut ce que pense la majorité : l’empereur progressiste est nu et ses vêtements neufs ne sont qu’illusion.
La révolte populiste est celle d’un monde qui veut continuer à vivre dans la normalité
D’autres, ailleurs qu’aux États-Unis, savent que leurs peuples font tout bas le même constat : les progressistes, contraints dès lors à une fuite en avant répressive et communautariste ; et les leaders conservateurs qui usent de ce rapport direct au peuple qu’est le populisme. Une grande part du débat politique des prochaines années se jouera sans doute là, dans l’acceptation ou non du despotisme tocquevillien, que ce soit par l’éclat de rire libérateur ou le bulletin de vote. ■ CHRISTOPHE BOUTIN
Christophe Boutin est professeur de droit public à l’université de Caen. Derniers ouvrages : avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, Dictionnaire du progressisme (Le Cerf, 2022) ; avec Frédéric Rouvillois, Le référendum, ou comment redonner le pouvoir au peuple (La Nouvelle librairie, 2023).