« C’est comme si la France était le 51e État américain »
Paru le 4 novembre dans le JDD, cet entretien est, lui aussi, quoique différemment de celui de Christophe Guilluy dans Le Figaro, que nous publions également aujourd’hui, un point sur l’état de la France. C’est sous un angle privilégié jadis, en Histoire, par l’école des Annales de Philippe Ariès, dont Emmanuel Todd se dit, d’ailleurs, aujourd’hui, le dernier disciple, que se développent ces temps derniers les travaux précieux de Jérôme Fourquet. Au titre de l’état de la France, il étudie ce qu’il nomme « le sous-jacent anthropologique », qui se trouve profondément modifié, alors qu’il n’avait quasiment jamais bougé. Notre école de pensée, qui n’a jamais opposé le politique et le métapolitique, contrairement à l’erreur de certains, doit s’intéresser à ces transformations de fond qui tiennent, en fait, de l’esprit révolutionnaire et de l’abandon de la Tradition. Faute d’en être conscients, notre attachement au pré carré français, notre royalisme, serait vide de substance et de sens.
DIAGNOSTIC. Jérôme Fourquet publie un état de la France en infographies. Pour le politologue et sondeur, les métamorphoses françaises dessinent une bascule anthropologique. Entretien.
Le JDD. Beaucoup de Français suivent la campagne présidentielle outre-Atlantique avec intérêt, mais aussi avec un certain effarement… Malgré l’américanisation des modes de vie que vous décrivez, n’est-ce pas le signe que nous ne sommes pas tout à fait devenus américains ?
Jérôme Fourquet. L’américanisation est un phénomène assez profond qui touche tous les aspects de la vie sociale, mais la France n’est pas l’Amérique, bien sûr. Nous n’avons pas la violence politique, le système bipartisan, le poids de l’argent dans les campagnes électorales… On observe toutefois une fascination pour ce scrutin ; cette année encore, les chaînes d’info se mettent « à l’heure américaine » avec des envoyés spéciaux ; on est abreuvés des commentaires de spécialistes du caucus de l’Iowa… Toute notre classe politique a adoré la série The West Wing (à la Maison-Blanche) ; l’UMP est devenue Les Républicains ; on a importé en France le mécanisme des primaires, qui est complètement américain (pays où les élections sont à un tour), alors que dans notre système électoral, le premier tour en faisait office…
Autre exemple de l’influence très profonde de l’actualité américaine, après la remise en cause du droit à l’IVG par la Cour suprême américaine en 2022, nous avons voté sa constitutionnalisation, quasiment à l’unanimité, alors qu’en France, aucun courant puissant et structuré ne fait de la restriction de l’accès à l’IVG son combat emblématique. Jamais autant d’IVG n’ont été pratiquées en France, et pour autant, il a été jugé très urgent de la constitutionnaliser ! C’est un peu comme si on était le 51e État américain.
La diversité, l’ampleur et la vitesse des Métamorphoses françaises que vous exposez sont vertigineuses. Est-il abusif de dire que la France a plus changé en deux générations qu’en plusieurs siècles ?
Jérôme Fourquet. Je ne suis pas historien, mais ce que j’ai voulu mettre en évidence dans ce livre, c’est la profondeur et la rapidité de ces transformations. Nous avons certes déjà connu des périodes comme les Trente Glorieuses, la Révolution française ou la révolution industrielle, durant lesquelles le pays avait beaucoup changé, mais ce qui me frappe dans ces dernières décennies, c’est que même le sous-jacent anthropologique a été modifié, alors qu’il n’avait quasiment jamais bougé.
Un exemple, le principe même du prénom a changé : historiquement, on donnait au nouveau-né le prénom d’un ancêtre, pour l’inscrire dans une lignée, un héritage, une continuité. Aujourd’hui, c’est le principe de distinction et de singularisation qui prévaut, comme l’illustre la très forte inflation du corpus des prénoms utilisés. On peut aussi évoquer le rapport au corps, qui se manifeste dans l’explosion des tatouages par exemple, ou encore l’évolution des structures familiales chères à Emmanuel Todd : aujourd’hui, 25 % des familles avec enfants sont des familles monoparentales.
Un impensé politique qui avait, vous le rappelez, émergé avec les Gilets jaunes. Vous avez contribué à porter certains sujets dans le débat public, mais vous citez volontiers Nicolas Mathieu, rejoignez aussi certains constats de Michel Houellebecq… La littérature peut-elle dire ou pressentir ce que la sociologie ou les études d’opinion ne perçoivent pas ?
Oui, bien sûr : une photo, une courbe, une carte peuvent avoir un impact démonstratif très fort, et c’est d’ailleurs l’idée qui a guidé ce livre, pour toucher un public différent… Mais, parfois, un paragraphe ou une page bien tournée d’un Nicolas Mathieu ou d’un Michel Houellebecq vous font prendre davantage conscience de certaines réalités sociales ou culturelles qu’un long article de sociologie ! C’est pour ça que j’essaie, autant que possible, de me référer à des auteurs. Je cite notamment Nicolas Mathieu qui raconte des obsèques dans une église : son personnage regarde les vitraux, les dragons, les archanges… et cette langue est devenue une langue morte pour lui. Ce passage vaut tous les récits sur la déchristianisation.
À lire votre dernier tableau du « big bang » politique, on se demande si le macronisme sera une parenthèse de l’histoire…
Comme son nom l’indique, le macronisme est très lié à la personne même d’Emmanuel Macron. À partir du moment où, institutionnellement, il ne peut pas se présenter une troisième fois, et compte tenu du choix de la dissolution, funeste pour son camp politique, on peut s’interroger sur la pérennité de ce courant. Mais ceux qui se sont retrouvés dans ce bloc central ne vont cependant pas disparaître, et il va demeurer, sous une forme sans doute différente. Toute la question est de savoir s’il aura une assise électorale suffisante pour accéder au deuxième tour ou pas.
Était-ce une parenthèse ? Les partis de « l’ancien monde », pour parler comme les macronistes, diraient même que c’était un cauchemar qui aura duré dix ans, et qu’on va se réveiller en reprenant les bonnes vieilles habitudes du match gauche-droite. Je n’y crois pas et je pense qu’il est possible qu’on reste dans une situation politique très instable, très chaotique, avec cette tripartition de l’espace politique qui n’est pas du tout adaptée à nos institutions, à notre culture politique et à nos modes de scrutin. Le macronisme en tant que macronisme est amené à dépérir, mais ce dépérissement ne veut pas dire pour autant retour au statu quo ante, selon moi.
S’il était dépassé par une droite et une gauche radicalisées, pourrait-on y voir un affrontement entre ceux qui défendent « la France d’avant » et ceux qui parient sur « la France d’après » ?
Sous certains aspects, on peut considérer les choses de cette manière. Côté RN, même si ce n’est pas théorisé avec ces mots, il y a l’idée du droit à la continuité historique, qui avait été un des marqueurs de Fillon, par exemple, et qu’on peut aussi retrouver chez Zemmour. Le slogan « On est chez nous », entonné dans les meetings du RN, veut dire qu’on veut « que la France reste la France ». À l’inverse, toute une partie de La France insoumise mise sur « la France d’après », comme Jean-Luc Mélenchon relayant une photo d’une des premières grandes manifestations propalestiniennes place de la République à Paris, avec de nombreux drapeaux palestiniens, assortie de ce commentaire : « Voici la France. »
Les Insoumis et Mélenchon ont théorisé le changement culturel et démographique qui est en train de s’opérer en France et se sont fait les chantres de la créolisation en marche et de cette nouvelle France en gestation. Mais on voit bien que sur des sujets économiques et sociaux, par exemple sur l’abrogation de la réforme des retraite, RN et LFI peuvent aussi être tous les deux adeptes d’un certain conservatisme et d’une opposition aux réformes. ■
Métamorphoses françaises, Jérôme Fourquet, Le Seuil, 208 pages, 29,90 euros.