Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Le fisc et les héros »
Après l’enterrement de Calmette, j’avais écrit : « Ce sera l’enterrement du Victor Noir1 de la Troisième République. Tous les spectateurs de cet émouvant cortège funèbre -c’est-à-dire tout Paris – ont eu l’impression d’une fin de régime, d’une veille de catastrophe. Le crime commis par le cousin de l’Empereur précédait de six mois la guerre. De combien de temps la précédera le crime commis par la femme d’un ministre de la République ? » Je me souviens que Le Journal de Genève avait, sans commentaires, reproduit cet article. J’aimerais savoir si ses lecteurs se le rappellent…
On raconte que Mme Caillaux, s’étant proposée pour soigner les blessés dans une ambulance, se serait entendue répondre : « Oh ! madame, votre place est plutôt sur le front : vous tirez si bien. » Aujourd’hui on apprend que Joseph Caillaux et sa femme se sont embarqués pour l’Amérique du Sud. L »ancien ministre a rendu ses galons de trésorier aux armées et a reçu une mission du ministre du Commerce. Le gouvernement – Briand et Delcassé – s’est-il débarrassé d’un homme dangereux, qui pouvait prendre la direction du parti de la paix à tout prix ? C’est possible. Il y a eu certainement des difficultés entre Joseph Caillaux et l’autorité : on affirme que le général Gallieni lui aurait infligé quinze jours d’arrêt. La Bataille syndicaliste affirme qu’il a été écarté de l’armée et de France en raison d’ « abus de pouvoir » dans l’exercice de ses fonctions.
Il se peut. Ce qui est certain, c’est que l’atmosphère de Paris devenait singulièrement orageuse pour Joseph Caillaux. L’incident du 24 octobre – la poursuite du ministre et de sa femme par la foule, entre le restaurant Larue et l’Opéra – a été beaucoup plus grave qu’on ne l’avait dit d’abord. La vie de Joseph Caillaux a été sérieusement en danger. Des témoins de sang-froid affirment que, si cette petite émeute s’était passée dans des rues étroites, au lieu de se former sur les boulevards, où les agents ont pu charger et dégager l’ancien ministre, sa vie et celle de sa femme étaient menacées. Ce départ pour l’Amérique est gros de sens. Il indique l’orientation de l’avenir.
…On lit dans le communiqué du Conseil des ministres d’hier matin :
« Le Conseil a décidé, sur la proposition du ministre des Finances, de saisir les Chambres d’un projet de loi pour supprimer en ligne directe et au profit du conjoint survivant les droits de mutation sur les successions des officiers et soldats morts sous les drapeaux. »
Maurras veut bien ajouter le commentaire qui, je le dis sans fausse honte, me cause un vif plaisir :
« Non, ce n’est pas sur la proposition de l’honorable M. Ribot, mais sur l’avis de Jacques Bainville, dans L’Action française du 2 octobre, article intitulé « Le fisc et les héros », qu’a été prise cette mesure plus que tardive et qu’il est permis de trouver insuffisante, comme nous aurons prochainement l’occasion de le voir et de le démontrer. Aujourd’hui, il nous suffira d’en prendre acte et d’y mettre la signature de notre collaborateur, en faisant remarquer de nouveau que cette idée du gouvernement a été appliquée dans la monarchie anglaise qui nous en a donné l’exemple, il y a de longs mois, et qu’elle a été importée en France par un royaliste. L’essence tardigrade du régime et de l’esprit républicain se trouve donc pincée sur le fait une fois de plus. »
Si j’ai pu aider à cela, je n’aurai pas été tout à fait inutile. Il restera, comme me l’avaient suggéré plusieurs correspondants, à obtenir que, pour les orphelins mineurs, la ruineuse licitation soit laissée de côté… Malfaisance du Code civil, conçu, comme disait Renan, pour un peuple d’enfants trouvés qui mourraient célibataires. ■ JACQUES BAINVILLE
(1) : Le 12 janvier 1870, une foule considérable suivit l’enterrement du journaliste Victor Noir (Yves Salmon) tué par un cousin de l’Empereur Napoléon III, Pierre Bonaparte, pour un soufflet.
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