Électoralement parlant, Trump a démontré que, dans les circonstances, ce qui l’emporte, c’est une image, un discours antisystème poussé jusqu’à la caricature, bien à l’inverse de la recherche vaine de la banalisation. Pourquoi ? (Et c’est bien plus important.) Cela pourrait être, comme l’idée s’en répand, parce que nous sommes à la fin d’un cycle épuisé et au début d’un autre, encore en gestation. À la fin d’un long cycle déconstructeur, et à l’aube d’un cycle marqué par un retour aux racines, aux nations, aux héritages différenciés, etc. Une forme contemporaine, renouvelée, de contre-révolution ? Ce qu’il semble légitime de penser, c’est qu’au bout du compte, la nature finit toujours par gagner. Par triompher des abstractions et des illusions qui détruisent. Un entretien (17.XI.2024) à lire et à discuter, assurément. JSF
ENTRETIEN – L’essayiste et sociologue québécois tire les enseignements de la victoire de Donald Trump. Il y voit une défaite majeure pour le système politique et médiatique dominant. Mais pour lui, si la gauche woke est fragilisée comme jamais, elle n’a pas encore dit son dernier mot.
Trump a été élu avec une avance que personne n’avait anticipée. Est-ce l’échec du totalitarisme sans le goulag que vous décriviez dans votre dernier livre ? La lutte contre la prétendue extrême droite et la stratégie de diabolisation ne fonctionne-t-elle plus ?
Une chose d’abord sur ce qui frappe dans cette victoire : son ampleur. Trump ne s’est pas faufilé à la Maison-Blanche comme en 2016, il a tout raflé, même le vote populaire, devant un système mobilisé comme jamais pour en finir avec lui.
Il faut revenir à l’histoire de la structuration de l’espace politique américain pour comprendre la présente séquence. Depuis les années 1990 (dans les années 1980, le reaganisme a représenté un premier réalignement politique), il y avait aux États-Unis une forte convergence entre les élites politiques démocrates et républicaines. Elles communiaient dans une même adhésion au messianisme démocratique, sacralisant le « leadership américain » dans un monde sur le chemin d’une gouvernance globale, au libre-échange, à l’immigration massive ainsi qu’à une définition civique et multiculturaliste de la nation américaine. L’alternance démocratique se déroulait donc dans les paramètres d’une idéologie dominante.
On a bien connu des insurrections populistes dans chaque parti, mais elles furent chaque fois matées.
Ce fut le cas de la révolte de Pat Buchanan dans le cadre de deux primaires républicaines, en 1992, où il parvint à imposer le thème de la « cultural war », puis en 1996, où il réaligna intellectuellement la droite populiste autour d’une critique du globalisme, de la mondialisation et de l’immigration. En 2000, il quittait le Parti républicain pour mener une campagne solitaire sans succès à la présidentielle à la tête d’un tiers parti, le Parti réformiste. Au lendemain du 11 septembre 2001, il fut même frappé d’anathème : qui ne soutenait pas la croisade bushienne en Irak était accusé de trahir son pays. Il revint ensuite chez les Républicains, mais à la manière d’un partenaire mineur, dans la mesure où ce parti s’était recomposé autour de l’alliance des néoconservateurs, de la droite religieuse et des libertariens mondialistes.
Le Parti démocrate a aussi connu une insurrection de ce genre, dans les années 2000, avec Howard Dean, et les années 2010, avec Bernie Sanders, qui a voulu renouer avec une gauche économique contre une mondialisation poussant à la désindustrialisation du pays. Il fut lui aussi maté.
Mais voilà : l’arrivée de Donald Trump en 2016 a changé la donne, dans la mesure où il est parvenu, avec sa personnalité extravagante, à s’emparer de son parti en s’appuyant sur la droite « buchananienne ». C’était le mariage des rejetés, dans la mesure où Trump, de son côté, rêvait d’appartenir à la bonne société new-yorkaise, mais fut toujours traité comme un parvenu grossier. Personne, alors, ne croyait vraiment à sa victoire. Lui-même n’y croyait pas trop. Une fois le pouvoir conquis, il a gouverné en tanguant entre les coups de menton inspirés de Steve Bannon et les politiques conservatrices classiques, portées par les anciens républicains qui s’étaient ralliés à lui. Cette gouvernance décevante n’est pas sans lien avec sa défaite en 2020, qui aurait ensuite pu signer sa mort politique avec l’émeute du Capitole.
Mais voilà, Trump n’a pas capitulé et est parvenu à renaître politiquement. Tout en misant sur une posture insurrectionnelle, canalisant la colère de l’Amérique profonde, il s’est présenté cette fois avec une équipe capable d’assurer l’exercice du pouvoir. Il est soutenu par une mouvance intellectuelle, le national-conservatisme. Il s’est aussi associé à certaines figures dissidentes majeures, qu’il s’agisse d’Elon Musk, de J.D. Vance, de Tucker Carlson ou de Robert Kennedy Jr.
Devant cette mutation populiste du Parti républicain, le Parti démocrate est véritablement devenu l’expression politique de l’oligarchie, qui s’est mobilisée derrière lui, de la gauche woke jusqu’à la droite néoconservatrice. Il a trouvé dans la défense du wokisme son liant idéologique – le wokisme, sous Joe Biden, est devenu l’idéologie officielle de la technostructure fédérale américaine, à travers l’EDI, sa traduction managériale. Il est parvenu à lever des montants astronomiques pour soutenir une candidate qui s’est imposée lors d’un putsch interne médiatiquement propulsé et légitimé, sans que jamais elle n’ait notamment à nous dire depuis combien de temps elle était consciente et témoin de l’effondrement cognitif de Joe Biden. Les médias se sont ici montrés complices d’un mensonge d’État. L’oligarchie a tout fait pour se maintenir, en inscrivant même les deux dernières semaines de campagne sous le signe de l’antifascisme. Mais l’oligarchie a échoué. L’insurrection trumpienne l’a emporté.
Diriez-vous que c’est le début de la fin de ce que vous appelez « le régime diversitaire » ?
La victoire de Trump nous rappelle qu’on doit se méfier de l’illusion d’un verrouillage absolu du système, qu’on doit se méfier de l’illusion de son invulnérabilité. Un système antipopulaire, antinaturel, aussi, dans la mesure où il est animé par le fantasme de l’homme nouveau, finira toujours par tomber, à moins qu’il ne parvienne à fabriquer un nouveau peuple, soit en rééduquant la population, en ce moment en la zombifiant, soit en la submergeant par une population nouvelle. Chose certaine, le régime diversitaire est fragilisé. On peut toutefois s’attendre à ce qu’il se radicalise en Europe occidentale, justement pour empêcher le triomphe d’une insurrection de même nature. On le voit ainsi se mobiliser contre la « désinformation », au nom de la lutte contre les « fake news » et les « discours haineux ». La censure se radicalisera. La dissolution des groupes identitaires, la persécution bancaire ou juridique de leurs militants, annonce peut-être demain la dissolution des partis antisystème, comme on l’évoque en Allemagne.
L’un des enseignements de ce vote est qu’une partie des minorités a été insensible, voire hostile au discours woke porté par la gauche démocrate. La volonté de la gauche « progressiste » de façonner « un homme nouveau » se heurte-t-elle finalement à des réalités anthropologiques indépassables ?
On a parlé de la révolte des jeunes hommes, que la campagne de Trump a su rejoindre en misant sur les médias alternatifs, et je ne parle pas ici que de Twitter. Cette « droitisation » antiwoke des jeunes hommes est visible partout en Occident. Elle se dévoile par l’émergence d’un discours sur leur nécessaire « dématrixisation », ou dans celui plaidant, dans le même esprit, pour la pilule rouge, symbole tiré du même film, marquant la volonté de ne plus voir le monde à travers les yeux du système, et de se rebeller mentalement contre lui. On a aussi parlé de la révolte des jeunes hommes latinos, qui se sont ralliés majoritairement à lui. C’est vraiment l’élément inattendu de cette campagne. On annonçait ce ralliement depuis vingt ans : il s’est finalement concrétisé.
Les excentricités et les outrances de Donald Trump, loin d’avoir joué contre lui, semblent, au contraire, avoir été ses principaux atouts. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Le commun des mortels n’en peut plus d’une parole publique aseptisée, placée sous la surveillance de médias décrétant le dérapage du jour, et se donnant le rôle de distinguer les gentils et les méchants. Une parole transgressive, avec tous les excès qui l’accompagnent, peut jouer un grand rôle dans le dynamitage des interdits mentaux sur lesquels repose le régime diversitaire. J’ajoute un élément central : la liberté d’expression aux États-Unis est sanctuarisée grâce au premier amendement, que voulaient d’ailleurs réinterpréter de manière restrictive les démocrates. La mouvance populiste peut s’y développer sans subir une persécution juridique à l’européenne.
Si le trumpisme peut être vu comme une rupture par rapport au néoconservatisme de George Bush et même au Reaganisme, il est aussi un retour aux sources de l’idéologie et de l’imaginaire de la droite américaine. Comment s’inscrit-il dans la longue histoire de la droite américaine ?
Je l’évoquais, il y a un instant : le trumpisme a renoué avec la droite buchananienne des années 1990, qui elle-même prétendait renouer avec la droite traditionnelle, antérieure au virage néoconservateur des années 1980, ou même, antérieure à sa refondation par William Buckley dans les années 1950. Cette droite autoproclamée paléoconservatrice est le chaînon manquant dans l’histoire intellectuelle du conservatisme américain. La droite trumpiste condamne le messianisme démocratique prêtant aux États-Unis une mission civilisatrice à travers le monde. Elle n’est pas isolationniste, comme on l’entend, même si elle n’est pas insensible à cette musique, mais s’oppose à l’idée d’une gouvernance globale. Elle s’oppose à l’immigration massive, et considère que la nation américaine n’est pas seulement une nation civique : elle a une culture, qui s’ancre dans l’expérience inaugurale des 13 colonies, même si le trumpisme lui-même relève davantage d’un conservatisme du « hearthland » que de la côte est. Le trumpisme est enfin un antiwokisme radical : c’est le nouveau visage de la guerre culturelle.
En quoi peut-elle inspirer les autres droites occidentales ? La victoire de Trump peut-elle faire tomber certaines barrières mentales et idéologiques dans les pays européens et singulièrement en France ?
Le trumpisme n’est pas transposable intégralement, évidemment. Le système bipartite américain a permis son émergence. Il faut s’imaginer son emprise sur le GOP comme si Éric Zemmour ou Marine Le Pen s’emparaient d’un parti unissant toutes les droites et faisant accepter leur leadership à François Bayrou et Jean-Pierre Raffarin. Cela dit, le populisme s’adapte par définition à la morphologie mentale de chaque peuple, mais est toujours animé par le désir de faire éclater une structure technocratique calcifiée déformant les aspirations populaires et une pulsion insurrectionnelle au nom de l’identité profonde d’une collectivité. Cette identité est partout aujour d’hui compromise par l’immigration massive.
L’apport politique du trumpisme est ailleurs : il pose de manière neuve la question du régime, en remettant en question l’État administratif qui dispose d’un pouvoir immense et travaille la société dans la perspective de l’ingénierie sociale. Le wokisme ne pourrait se diffuser s’il n’était qu’un discours : c’est dans la mesure où il est porté par cette technostructure publique (mais aussi privée) qu’il parvient à conditionner la population. Son définancement changera la donne. L’antiwokisme est aussi essentiel dans un monde qui ne sait plus distinguer l’homme et la femme, qui a institutionnalisé le racisme antiblanc en le nommant antiracisme. Le trumpisme met aussi l’accent sur une défense intégrale de la liberté d’expression. C’est probablement là son principe le plus important.
Donald Trump a désormais tous les pouvoirs et il peut compter sur un parti républicain aligné sur son style et son idéologie populiste. Faut-il craindre un retour de bâton autoritariste ? De ce point de vue, certaines inquiétudes sont-elles légitimes ?
Le personnage Trump est assurément brutal, et on le critiquera souvent, avec raison, sur bien des domaines. Il a tous les pouvoirs élus à Washington, mais il les a gagnés démocratiquement. Ne sous-estimons pas toutefois ces contre-pouvoirs majeurs que sont les États. Vous noterez, par ailleurs, que la droite américaine est bonapartiste sans le savoir en flirtant avec un certain césarisme. J’en résume l’esprit, qui évoque le Machiavel des Discours sur la première décade de Tite-Live. Une cité a trois composantes organiques : l’un, les quelques-uns, et la masse. Je traduis : César, les oligarques et le peuple. Certains théoriciens du conservatisme américain se sont convaincus de la nécessaire alliance de César et du peuple pour déstabiliser l’oligarchie et redistribuer la souveraineté. Mais n’en doutons pas un instant, l’oligarchie n’a pas dit son dernier mot. ■