Et c’est le penseur libéral Francis Fukuyama qui le dit !
Par Jean-Paul Brighelli.
Article paru dans Causeur il y a deux jours (25.XI.2024). Formidable critique des mécanismes et de l’esprit du capitalisme financier mondialisé, ennemi des peuples, produit des démocraties en réalité ploutocratiques, génératrices des idéologies les plus destructrices et les plus folles. On reconnaîtra dans cet article bien des thèmes que, de Proudhon à Maurras, de Bernanos à Maulnier ou Boutang, notre école de pensée n’a cessé de développer. Le lecteur y trouvera matière à réflexion et à approfondissement. Et, pour l’avenir plus ou moins proche qui nous attend, des motifs de ne pas voir le monde tout en noir, encore moins tout en rose.
Il a fallu à notre chroniqueur un peu de temps pour analyser la victoire de Trump — ou celle, à venir, de son équivalent européen, s’il s’en trouve un qui émerge. Étude implacable nourrie des réflexions de Francis Fukuyama, qui voit soudain rebondir une Histoire qu’il pensait close.
Peut-être vous rappelez-vous le grand succès de l’été 2023 aux États-Unis — une chanson intitulée Rich men north of Richmond (voir la vidéo en fin d’article) chantée par un illustre inconnu du nom d’Oliver Anthony — un redneck typique, couleur incluse. Jetez un œil sur les paroles (même si vous parlez couramment anglais, il a un accent un peu robuste) et vous aurez l’essentiel des raisons du vote Trump — élu par des gens qu’il méprise et avec lesquels il ne partage rien. Ce n’est pas Trump qui a été élu, ce sont les démocrates « au nord de Richmond » (la guerre de Sécession n’est pas réglée, il suffit d’aller dans les États du Sud pour s’en convaincre) qui ont été laminés.
Deux phénomènes concomitants
Francis Fukuyama, qui il y a trente ans nous prédisait « la fin de l’Histoire », puisque l’Amérique avait gagné le match contre l’URSS, a tenté d’analyser dans le Financial Times cette défaite — plus cuisante encore que celle d’Hillary Clinton contre ce même Trump en 2016 : cette fois, le raz-de-marée en voix dans les « swing states » ne laisse aucun doute sur le vrai gagnant.
Si en 2016 la victoire du gros blondin paraissait « une aberration », son retour victorieux en 2024 prouve que c’est Biden qui a été l’erreur. Les Républicains contrôlent désormais la totalité de l’appareil d’État. Une suprématie dont le RN en France peut toujours rêver : les juges justement s’occupent de lui. En admettant même qu’il gagne en 2027, l’État profond sera toujours administré par le Camp du Bien.
Et c’est bien là la cause profonde de cette victoire. Trump n’a pas gagné, mais les bobos, wokistes et autres progressistes qui nagent comme des requins dans le néo-libéralisme ont perdu. Plus exactement, son élection résulte de deux phénomènes concomitants.
D’un côté, le néo-libéralisme qu’exaltent les bobos a fait preuve de son efficacité : tout à leur souci de présenter des bilans comptables satisfaisants à leurs actionnaires, et de leur verser des dividendes juteux, les grands systèmes financiers ont définitivement ruiné les pauvres et appauvri les classes moyennes — en attendant de les ruiner à leur tour. Comme dit Fukuyama, « le monde est devenu beaucoup plus riche dans son ensemble, tandis que la classe ouvrière perdait des emplois et des opportunités. Le pouvoir s’est déplacé des lieux qui ont accueilli la révolution industrielle vers l’Asie et d’autres parties du monde en développement. »
Pour faire digérer ce gigantesque transfert de richesses (tous les pauvres ruinés, cela enrichit démesurément les riches), les Démocrates ont cru — comme la gauche en France — que quelques réformes « sociétales » feraient passer la pilule. Le discours sur le genre, le wokisme, l’intersectionnalité des luttes, le discours sur la masculinité toxique et autres billevesées d’une importance très relative furent le nuage de fumée destiné à faire oublier que les fins de mois commençaient le 1er. Dixit notre augure américain : « Le souci progressiste pour la classe ouvrière a été remplacé par des protections ciblées pour un ensemble plus restreint de groupes marginalisés : minorités raciales, immigrés, minorités sexuelles, etc. Le pouvoir de l’État a été de plus en plus utilisé non pas au service de la justice impartiale, mais pour promouvoir des résultats sociaux spécifiques pour ces groupes. »
Eh bien, ces groupes, reconnaissants, ont voté Kamala Harris.
Mais pas les autres. Les Hispanos se sont déportés en masse vers Trump, qui ne leur veut pourtant aucun bien. Pareil pour les Noirs. Quant aux Rednecks, enfouis dans les forêts du Tennessee, ils chantent, comme Oliver Anthony :
« I wish politicians would look out for miners,
And not just minors on an island somewhere »
Deux lignes où plane l’ombre de Jeffrey Epstein et des riches qui ont usé de son hospitalité et abusé des mineurs qu’il leur offrait. La démocratie exemplaire des Démocrates était aussi une fabrique de l’horreur.
Conclusion ? « La classe ouvrière a eu le sentiment que les partis politiques de gauche ne défendaient plus ses intérêts et a commencé à voter pour des partis de droite. Ainsi, les Démocrates ont perdu le contact avec leur base ouvrière et sont devenus un parti dominé par des professionnels urbains éduqués. Les anciens ont choisi de voter républicain. »
Et d’ajouter : « En Europe, les électeurs des partis communistes en France et en Italie se sont tournés vers Marine Le Pen et Giorgia Meloni. »
Marine Le Pen (ou n’importe quel clone qui la remplacera) sera élue par ceux que la gauche a ignorés — depuis que Lionel Jospin, pendant la campagne présidentielle de 2002, malgré les conseils de Pierre Mauroy, a choisi de ne plus parler au peuple, mais d’aller chercher de nouveaux prolétaires chez les immigrés, comme le lui conseillait Terra Nova. C’est la stratégie suivie aujourd’hui par Mélenchon, hier laïcard robespierriste, aujourd’hui lécheur d’islamistes. Les pauvres ne votent pas RN : ils votent contre les partis progressistes qui « accordent plus d’importance aux étrangers et à l’environnement qu’à leur propre situation. »
Le discours sur le réchauffement climatique rejoint en ce sens le matraquage médiatique sur la dette « française » — alors qu’elle est le résultat d’une politique au service des banques qui prêtent l’argent et se remboursent sur l’impôt — et demain sur la saisie de l’épargne et la privatisation de la Sécurité sociale.
Un futur inquiétant
À noter que pendant que Trump affirme que « tariff » est le plus beau mot de la langue française et s’apprête à taxer lourdement les biens qui entrent aux États-Unis, nos dirigeants font les yeux doux au Mercosur, quitte à risque une levée de fourches. Mais les gilets jaunes les ont rassurés, la colère du peuple se règle avec quelques milliers de CRS.
Et qu’importe à des gens qui roulent en voitures de fonction que l’on interdise bientôt les véhicules thermiques encore massivement utilisés par ces salauds de pauvres ? Que leur importe que l’équivalent-carbone des moteurs électriques importés d’Asie soit colossal ? Que leur importe que l’électricité augmente — et l’arrêt d’importation du gaz russe n’y est pas pour rien — pourvu que le gaz de schiste américain offre des solutions onéreuses mais juteuses ? L’Europe s’obstinera à défendre l’Ukraine, pendant que les Américains fermeront le parapluie.
Trump, qui fonctionne à la testostérone, admire au fond les dirigeants qui croient prioritairement en la force — Poutine ou Xi Jinping. Il passera des accords avec eux pendant que l’Europe restera dans les catacombes d’un nouvel ordre mondial. Et il soutiendra Netanyahou dans son combat contre l’islamisme terroriste — pléonasme ! Et quand bien même Trump, qui commence à être âgé, ne mettrait pas tout en œuvre en quatre ans, il peut compter sur son colistier, J.D. Vance, pour lui succéder, un vrai dur passé par les Marines, enfant de la Rust Bell, cette ceinture d’usines rouillées et désormais fermées : lisez son autobiographie, Hillbilly Elégie, en Livre de poche pour 9,40 € : ce n’est pas cher payé pour en savoir plus long sur le futur qui nous attend. ■ JEAN-PAUL BRIGHELLI
Agrégé de Lettres modernes, ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Jean-Paul Brighelli est enseignant à Marseille, essayiste et spécialiste des questions d’éducation. Il est notamment l’auteur de La fabrique du crétin (éd. Jean-Claude Gawsewitch, 2005).
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