Pour l’UE, il s’agirait d’un coup de maître : rogner l’un des très rares éléments de souveraineté encore aux mains des États. Bruno Alomar
TRIBUNE – Le rapport de Mario Draghi, repris dans la lettre de mission du nouveau commissaire européen à la Défense, ouvre notamment la voie à un «marché unique de la défense». Un tel scénario priverait les États d’une grande part de leur souveraineté, analyse l’ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne.
Ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne, Bruno Alomar a publié « La Réforme ou l’insignifiance. Dix ans pour sauver l’Union européenne » (Éditions de l’École de guerre, 2018).
Faire l’Europe de la défense est désormais une, si ce n’est LA priorité des institutions européennes. Signe des temps, alors que les traités européens disposent clairement que les questions de défense sont du ressort des États, la nouvelle Commission aura, avec Andrius Kubilius (lituanien), un commissaire à la Défense en titre. L’ambitieux rapport Draghi, pensé comme un signal d’alarme pour une Europe en voie de déclassement économique et stratégique, avance même une méthode pour faire cette Europe : recourir aux mécanismes du marché commun sur lesquels l’UE s’est bâtie depuis 1957 et dont les questions de défense étaient restées jusqu’à présent pour l’essentiel à l’écart.
Ainsi, soixante-dix ans après que, le 30 août 1954, le Parlement français, sur proposition de Pierre Mendès France, a rejeté la Communauté européenne de défense (CED), voici qu’une nouvelle tentative est faite. La CED, rappelons-le, était un projet de création d’une armée européenne, avec des institutions supranationales, placées sous la supervision du commandant en chef de l’Otan, lui-même nommé par le président des États-Unis. Il s’agissait de faire la défense européenne « par le haut ». L’approche européenne actuelle entend réaliser l’Europe de la défense « par le bas », c’est-à-dire par le marché.
Pour quelles raisons Pierre Mendès France et nombre d’hommes de la IVe République qui ont bâti le traité de Rome – insoupçonnables donc d’euroscepticisme – ont-ils refusé cette Europe de la défense ? Pour une raison simple : faire la CED, c’était défaire la France, sans faire l’Europe. La suite est connue, depuis la crise de Suez de 1956 jusqu’à la création par la France gaullienne de sa force de frappe nucléaire autonome et le retrait du commandement intégré de l’Otan. Faut-il désormais aller vers ce que la France a rejeté en 1954, selon la méthode proposée par Mario Draghi ? Son rapport, repris dans la lettre de mission au futur commissaire à la Défense et à l’Espace, envisage de créer un « marché unique de la défense » ainsi qu’une « autorité industrielle de défense centralisée » chargée de programmer des achats en commun.
La manœuvre de l’UE pour s’immiscer dans les sujets de défense, par le biais de la recherche-développement et par l’acquisition de matériel militaire, est habile alors que le déficit d’armement des pays européens est patent. Car la Commission européenne fait miroiter aux industriels la mise en place de budgets européens pour pallier la faiblesse des budgets nationaux. L’argent magique européen – qui en réalité n’existe pas et n’a jamais existé car une dette doit être remboursée – permettrait ainsi de nourrir de commandes les industriels européens. Pour l’UE, il s’agirait d’un coup de maître : rogner l’un des très rares éléments de souveraineté encore aux mains des États.
Pourtant, ainsi que l’indiquent les négociations de mise en œuvre du règlement adopté en mai 2024 relatif au programme européen d’investissement dans le domaine de la défense (Edip), la Commission, en envisageant que de l’ordre du tiers du contenu des équipements ne soit pas d’origine européenne, fait courir un risque de dépendance majeure et de déclassement des États. Ce risque est particulièrement aigu pour la France qui jusqu’à présent, malgré ses vicissitudes budgétaires, a su maintenir une dissuasion nucléaire, clé de sa souveraineté, et se doter de moyens militaires au service de son rôle géopolitique. Car tant le rapport Draghi que la lettre de mission du nouveau commissaire Kubilius à la Défense sont clairs : il s’agit d’ouvrir la voie à un renforcement de l’harmonisation des équipements dans le cadre de l’Otan. Il ne s’agit pas de créer les conditions de la coopération – nécessaire – entre armées, comme l’a permis le partage de standards communs dans les années 1970, 1980, 1990. Il s’agit d’harmoniser les matériels sous égide Otan, c’est-à-dire américaine. La manœuvre est connue : alors que les avions « made in Europe » Tornados britanniques, allemands et italiens portaient la bombe nucléaire de l’Otan, les États-Unis ont exigé et évidemment obtenu que désormais seuls des avions américains F-35 puissent les emporter.
En définitive, instruits de toutes ces raisons, on peine à comprendre la position des Européens. Il y a certes, osons aussi le dire, l’intérêt bien compris des banquiers d’affaires, avocats, conseillers en tout genre, qui savent entretenir les idées fausses et en faire leur miel. Leur influence, à Bruxelles comme à Paris, est forte, et certains esprits chagrins rappelleraient que tout en étant un Européen convaincu, Jean Monnet n’avait pas renié son passé de banquier outre-Atlantique. Il y a aussi le « rêve américain » de certains industriels. Il y a, plus profondément, une interrogation concernant les dirigeants français. Leur incapacité à s’opposer à une telle voie ne peut s’expliquer, hélas, que d’une seule manière : à l’instar des propositions irréfléchies d’Emmanuel Macron de partager l’arme nucléaire, ils sont prêts, au nom du fédéralisme européen et d’une Europe de la défense dont personne ne veut vraiment, à renoncer à leur indépendance. En somme commettre l’erreur évitée en 1954. ■ BRUNO ALOMAR
Monsieur Alomar qui redoute un ennemi imaginaire mais ne se soucie pas de ceux qui existent (habitude asse généralisée chez les guerriers en canapé !!!) peut il expliquer la situation factuelle suivante:
– l’armée de terre française a la plus longue liste de victoires tactiques et opératives au monde.
– la France quand elle ne subit pas de défaites dramatiques est dans l’impossibilité de mener seule une guerre depuis plus de 2 siècles et demi.
L’Alsace Lorraine était-elle souveraine de 1870 à 1918; les 11 départements français du Nord et de l’Est étaient ils souverains entre 14 et 18, et qui pouvait se prétendre souverain en France entre 40 et 45? Pour renforcer la compréhension des a priori déductivistes de monsieur Alomar, il n’est pas inutiles de se souvenir que la 1° et 2° guerre mondiale ont été gagnées par les USA, une puissance qui peut imposer sa volonté à son ennemi. Chose que, d’évidence, ne peuvent pas faire individuellement les états européens.
Eisenhower qui, souvenons nous en, a gagné la guerre que la France et la Grande Bretagne ont déclarée et dramatiquement perdue, disait parfaitement justement qu’il faut absolument éviter une chose quand on décide d’employer la force: perdre. Chose que monsieur Alomar ne peut absolument pas prétendre nous éviter, malgré la palingénésie qu’il nous promet.
Il est plus que temps qu’en matière de survie, nous finissions par mesurer que seule la réalité compte. Or la triste et glaçante réalité est que nous ne sommes même pas en mesure d’imposer notre volonté à Daesch, et que sans un effort gigantesque hors de notre portée, nous sommes incapables d’action militaire d’envergure, seuls.
Réalité dont il convient de tenir compte si nous comptons rester souverains. Si il s’agit juste d’agiter des épouvantails à des fins de basse politique ou d’égotisme, c’est évidemment très différent.