« L’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal s’inscrit dans une longue séquence de dégradation de la relation franco-algérienne », rappelle l’ancien ambassadeur.
Par Xavier Driencourt.
Commentaire – Cette tribune de Xavier Driencourt est parue dans Le Figaro du 30 novembre. Comme les précédentes, son intérêt est évident. Grand connaisseur de son sujet, diplomate expert et fort sage, Xavier Driencourt nous éclaire sur une actualité qui nous paraît, en effet, de toute première importance et gravité. Nous osons toutefois nous demander s’il croit vraiment à la possibilité d’une relation apaisée entre la France et l’Algérie, du moins tant que l’une et l’autre resteront ce qu’elles sont aujourd’hui, malheureusement. Quant à nous, nous voyons l’avenir très sombre en cette matière, pour un faisceau de raisons tout à fait objectives que le temps, passé et présent, n’a pas arrangées mais, au contraire, aggravées. Dans le numéro de Politique Magazine qui vient de paraître, nous voyons qu’Hilaire de Crémiers titre son analyse du mois : « La troisième guerre d’Algérie est commencée ». Nous craignons que ce soit là, en effet, la vraie perspective. Le réalisme ne rime pas forcément avec relation apaisée.
TRIBUNE – L’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal s’inscrit dans une longue séquence de dégradation de la relation franco-algérienne, rappelle l’ancien ambassadeur*. Or il devient urgent pour la France de sortir du « piège algérien » et d’entretenir avec Alger une relation apaisée.
Un scénario pitoyable mais implacable concocté entre les Tagarins et El Mouradia (1) par un pouvoir hostile visant de manière méthodique, systématique et quasi scientifique à faire taire ses opposants. Après la presse muselée depuis plusieurs années, après les attaques contre Kamel Daoud et son prix Goncourt, après les éructations du régime contre la France, c’est au tour de la liberté de pensée d’être mise en cause.
Écrire, parler, s’exprimer et aujourd’hui penser sont interdits en Algérie. Kamel Daoud a été attaqué de manière ignominieuse pour avoir écrit un livre courageux sur les crimes commis de part et d’autre pendant la décennie noire et pour avoir reçu le premier prix Goncourt remis à un écrivain algérien ; d’autres intellectuels sont poursuivis ou condamnés au silence tout comme les journalistes. La liste est longue de ceux qui font l’objet d’arrestation ou plus simplement, c’est-à-dire de manière moins visible mais aussi efficace, d’interdiction de sortie du territoire.
L’arrestation de Boualem Sansal s’inscrit dans une longue séquence de dégradation de la relation franco-algérienne depuis le projet de voyage officiel en France (le premier depuis celui de Bouteflika), du président algérien, voyage reporté trois fois, puis annulé en raison de la reconnaissance en juillet de la « marocanité » du Sahara occidental par la France ; reconnaissance aggravée aux yeux d’Alger par la visite d’État du président de la République à Rabat et évidemment exacerbée par l’attribution du prix Goncourt à Kamel Daoud.
L’« ennemi éternel »
Ce qui est reproché à Kamel Daoud, c’est de parler de la décennie noire algérienne, de l’armée, et de faire passer au second plan la guerre d’indépendance, celle contre le colonisateur, qui elle, alimente de façon commode et continue la rente mémorielle du système. Ce qui est reproché à Boualem Sansal, c’est sa liberté de parole, sa sincérité à s’exprimer sur le pouvoir algérien, sa connaissance de l’intérieur de ce pouvoir et récemment sa propension à parler de la question des frontières avec le Maroc, sacrilège qui met en cause le narratif officiel.
Les intellectuels français qui, de Jean-Paul Sartre à François Mauriac, en passant bien sûr par Albert Camus, s’étaient, voilà soixante-dix ans, mobilisés pour une Algérie qu’ils espéraient humaine, chaleureuse et démocratique, eux aussi doivent déchanter en découvrant que l’« Algérie nouvelle » a trahi leurs espoirs.
Ce qui est visé, ce sont non seulement les écrivains, qu’ils soient ou non franco-algériens, mais simplement la France, « ennemi éternel », comme le dit à Alger le ministre du Commerce. La France qui, lasse des jérémiades algériennes, des injures et critiques de ce pouvoir (le chef de l’État n’a-t-il pas hésité à parler de « génocide » et du projet de « grand remplacement » des musulmans par des chrétiens français et, l’inflation aidant, à dénombrer désormais 6,5 millions de morts contre 1,5 million ces dernières années ?), avait fini par comprendre que décidément il n’y avait rien de solide ou de durable à construire avec le « système » algérien.
Sortir du piège algérien
Critiquer Kamel Daoud, arrêter Boualem Sansal, c’est faire coup double, c’est atteindre directement et physiquement les intéressés, mais c’est aussi tirer à vue sur le pouvoir français qui les protège, qui les accueille et pire, leur attribue sa nationalité, enfin faire la leçon aux intellectuels parisiens. Les intellectuels français qui, de Jean-Paul Sartre à François Mauriac, en passant bien sûr par Albert Camus, s’étaient voilà soixante-dix ans, mobilisés pour une Algérie qu’ils espéraient humaine, chaleureuse et démocratique, eux aussi doivent déchanter en découvrant que « l’Algérie nouvelle » a trahi leurs espoirs.
Il faudra d’une façon ou d’une autre sortir un jour de ce piège algérien où nous sommes enfermés car nous avons besoin d’entretenir avec Alger, comme d’ailleurs avec Rabat, une relation apaisée. La relation avec l’Algérie, en raison de notre histoire commune, ne peut être banale ou même banalisée ; elle doit simplement être normale. Il y a trop de densité, de souvenirs, parfois cruels, d’affection, de non-dits dans cette histoire, qui ne peuvent être effacés. Mais, pour cela, il faut d’une part faire un « reset » de nos relations avec l’Algérie, et d’autre part qu’Alger, par ses initiatives malheureuses, ne décourage pas en France ceux qui sont ses amis et qui veulent préserver l’intimité de ce lien. ■ XAVIER DRIENCOURT
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