Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« L’Italie se tient habilement sur la corde raide et donne des coups de balancier tantôt du côté de Londres et tantôt du côté de Berlin. »
Guglielmo Ferrero*, l’historien italien toujours si bien reçu à Paris, collaborateur du Figaro, met doucement, poliment, ses lecteurs français en garde contre les illusions. L’esprit irrédentiste est bruyant en Italie, dit-il. Il n’est pas profond. En réalité, la passion du grand public est détournée depuis longtemps de Trente et de Trieste. C’est l’inévitable effet de l’alliance avec l’Autriche. Est-ce à dire que la Tunisie tenterait davantage les Italiens ?
Le discours de Salandra à Montecitorio indique surtout que l’Italie n’est pas prête au point de vue militaire. Qu’a cherché Giolitti**, qui reste dictateur occulte hors du ministère, en apportant ses révélations sur la demande que le gouvernement autrichien lui avait faite, en août 1913, de faire la guerre à la Serbie ? Embarrasser les alliés austro-allemands en prouvant leur préméditation ? Disculper l’Italie du reproche de trahison vis-à-vis de ses alliés ? Il assez probable qu’en justifiant la neutralité italienne Giolitti, par un tour de souple diplomatie italienne, a voulu insinuer que la Triplice, qui avait duré après le refus de 1913, durerait encore après 1914. La mission dont le prince de Bulow vient d’être chargé à la place de M. de Flotow, regardé comme insuffisant, ferait croire que l’Allemagne ne considère pas encore l’Italie comme irrémédiablement perdue. D’autre part, on me mande de Londres que le Foreign Office est convaincu d’une prochaine entrée en action de l’Italie aux côtés de la Triple-Entente. Ces renseignements contradictoires seraient peut-être propres à faire penser que l’Italie se tient habilement sur la corde raide et donne des coups de balancier tantôt du côté de Londres et tantôt du côté de Berlin. A ce jeu, la diplomatie italienne excelle. Qui sait si elle n’y gagnera pas quelque chose sans coup férir – le Trentin par exemple, qui a fait l’objet de tant de négociations avec l’Allemagne et l’Autriche depuis deux ans.
On dit beaucoup, on dit beaucoup trop que, de notre côté, nous achèterions le concours d’un million de Japonais contre les Allemands par la cession de l’Indo-Chine. « Lâchons l’Asie, gardons l’Afrique » , écrivait naguère Onésime Reclus. Des diplomates de café vont répétant que nous n’aurions jamais perdu plus utilement une colonie. Des publicistes comme Hervé impriment la même chose. Ce n’est pas perdu pour le sens politique des Japonais. On a l’impression d’une grave faute commise par la presse et d’une combinaison manquée…
…Le communiqué de « la maison du passeur » restera un des plus fameux de la guerre – avec celui « de la Somme aux Vosges » . Aujourd’hui l’état-major général informe le public que, sur le bord de l’Yser, une maison de passeur a été prise à l’ennemi… En elle-même, l’opération a été héroïque. Mais que trois millions d’hommes, au moins, se battent, que d’immenses Etats se heurtent pour que ce résultat soit obtenu, voilà qui peint la phase de la guerre où nous sommes. ■ JACQUES BAINVILLE
* Guglielmo Ferrrero (1871-1943), historien italien, auteur d’un Talleyrand au Congrès de Vienne, libéral, il s’exila à Genève et à New-York; il publiera en 1921 Ruine de la civilisation antique.
** Giovanni Giolitti (1842-1928), opportuniste, président du Conseil depuis 1903, avait dû céder le pouvoir en mars 1914.
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