Par Pierre Builly.
Quai des orfèvres d’Henri-Georges Clouzot (1947).
Tout est dans les coulisses.
Introduction : la jeune chanteuse Jenny Lamour voulant à tout prix arriver, aime attiser les désirs des hommes, à la grande inquiétude son mari, Maurice Martineau ; le couple est pourtant profondément épris. Martineau est un brave garçon, modeste pianiste ; Jenny, dont la voisine, la photographe Dora est amoureuse – sans réciprocité – fait un soir trop la coquette auprès de Brignon, un vieillard libidineux. Martineau profère des menaces de mort envers Brignon qui est retrouvé assassiné peu après. L’inspecteur principal-adjoint Antoine, un flic désabusé est chargé de l’enquête.
D’abord, voilà peut-être l’hommage le plus réussi et le plus déférent que le cinéma a rendu à la scène, au music-hall, au spectacle, en fin de compte. Presque aussi souvent que dans les couloirs vermoulus du 36 quai des Orfèvres et davantage que dans le studio de Dora ou l’appartement des Martineau, on est dans le monde si singulier des coulisses, des planches, des bureaux encombrés où se presse la foule des ratés, des paumés, des miteux (comme dans Les grands ducs de Patrice Leconte), qui viennent avec humilité ou jactance, c’est selon, mendier aux imprésarios le droit de venir se montrer à la salle. Et où le populo, comme au temps des Enfants du paradis vient applaudir, s’émerveiller, rêver… siffler aussi parfois le cabotin ou la goualeuse. Où il vient, en tout cas, le temps d’une soirée, oublier la chienne de vie, la concierge qui réclame hargneusement le paiement du terme et le contremaître qui est le chien de garde du patron.
Images éblouissantes de la salle enfumée fascinée par le tralala de Jenny Lamour (Suzy Delair), du restaurant chic où elle chante Danse avec moi, du promenoir encombré où Maurice Martineau (Bernard Blier) se constitue un fragile alibi, du cirque Médrano où il retrouve un court instant le prestidigitateur qui vient de mettre à mal cet alibi… Visages du public fasciné (ah, la femme qui a son enfant sur les genoux et qui regarde tristement son mari béer d’admiration pour les courbes de Jenny !) et, parallèlement images de tous ces petits métiers du spectacle, éclairagistes, accessoiristes, machinistes, régisseurs qui sont un monde à part, que le jaloux Maurice ne peut pas comprendre…
Images aussi des gens de théâtre, qui n’aimaient pas tant que ça le cinéma, y consentaient pour la matérielle mais ne tenaient rien au-dessus de la scène… Certes, certes on peut comprendre l’émotion du contact direct avec les spectateurs… mais qui saurait quelle perfection d’onction papelarde pouvait exprimer Charles Dullin (Brignon), adjoint de Jacques Copeau au Vieux Colombier puis directeur de L’Atelier, si Volpone, en vieil usurier et Quai des orfèvres, en vieux saligaud ne l’avaient enregistré à l’écran ? Cinq minutes de présence, trois ou quatre répliques et autant de merveilles vicelardes… l’œil qui frise devant la pauvre petite putain qu’il vient faire photographier nue par Dora (Simone Renant) et qui lui demande naïvement Monsieur, j’enlève tout ? et lui : Non, mon petit, pas les chaussures ! Jamais les chaussures ! et quelques instants après, la découvrant Ah, parfait, parfait… et si chaste !… Quel talent dans les trois derniers mots…
Et Louis Jouvet, bien sûr, tout aussi immense comédien, mais qui a, Dieu merci pour nous, sacrifié un peu davantage que Charles Dullin au cinéma… 32 films. Aucun où il puisse passer inaperçu. Des grands rôles à la pelle (Drôle de drame, Hôtel du Nord, Carnet de bal, Un revenant, Entrée des artistes), au moins un chef-d’œuvre, ce Quai des orfèvres.
Parce que là, il y a tout : un metteur en scène d’une exigence et d’un talent éblouissants, Henri-Georges Clouzot qui, de L’assassin habite au 21 à La vérité, en passant par Le corbeau, Le salaire de la peur, Les Diaboliques a été un des plus grands cinéastes de tous les temps et de tous les pays, des acteurs magnifiques, Bernard Blier, touchant, exaspérant, éblouissant de naturel, Suzy Delair, acte de chair à elle toute seule, Simone Renant, bien belle lesbienne triste. Et tout un florilège de visages de délicieux seconds rôles, Pierre Larquey, Jeanne Fusier-Gir, Raymond Bussières, Robert Dalban, Charles Blavette et tant d’autres…
La musique est de Francis Lopez, qui savait tourner une ritournelle, les dialogues de Clouzot lui-même qui avait presque autant (pourquoi presque, au fait ?) de talent que Jeanson (de Jouvet à Simone Renant : Vous êtes un type dans mon genre, avec les femmes, vous n’aurez jamais de chance ! ; ou de Suzy Delair à Bernard Blier : De toute façon, moi je suis royaliste. Si j’avais vécu sous Louis XV, j’aurais été la Pompadour ! Avec moi, les sans-culottes auraient eu chaud aux fesses !).
Qu’est-ce qu’on peut reprocher, à cette perfection de film, où Clouzot a l’élégance de mettre au second plan la résolution de l’énigme policière, dont, à dire vrai, on se fiche complètement ? Rien du tout ! Ah ! si… un tout petit truc : Jenny Lamour (Suzy Delair, donc) qui rentre chez elle après avoir posé pour son amie Dora, qui la désire, mais à qui elle vient de redire son amour pour Maurice (Blier). Il est, comme toujours grognon : elle ouvre son manteau de fourrure, sous quoi elle apparaît simplement vêtue d’une guêpière. Maurice est statufié de désir. Le lait, dans la casserole, déborde. Ça, c’est de trop : on pourrait se croire dans un vulgaire graveleux Hitchcock.
Mais ça ne suffit évidemment pas à gâcher le film. ■
DVD autour de 13€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.
Film inoubliable, en effet ! Inoubliable Louis Jouvet, par-dessus tout, ici, très particulièrement bouleversant. Inoubliable réplique de celui-ci à Simone Renant (citée par Pierre Builly), réplique dont je ne sache qu’elle eût figuré dans celles d’anthologie, alors qu’elle le devrait plus que bien d’autres, qui ont pourtant été mieux retenues. Enfin, nous sommes transportés dans «un autre monde» qui apporte la fulgurante démonstration que «c’était mieux avant» !!!! Un point c’est tout.