nous reprenons cette tribune de Christophe Boutin parue hier dans le JDD, sans y ajouter de commentaire. Les lecteurs – actifs et lucides – de notre quotidien s’en acquitteront sans-doute. Par-delà le vocabulaire et la logique du politologue et professeur de droit public, on trouve ici, nous semble-t-il, une illustration de cette atmosphère de fin de cycle, plus encore que de fin de régime, que nous sommes en train de vivre.
TRIBUNE. En plaidant pour une mise de côté des « questions qui fâchent » telles que l’immigration et les retraites, le maire de Pau admet l’impuissance de la classe politique à laquelle il appartient, analyse le professeur en droit public Christophe Boutin*.
Ce qu’avoue François Bayrou dans cette déclaration, c’est que cette démission de la classe politique a vocation à durer
Après les réunions de mardi à l’Élysée, François Bayrou, qui a été 10 ans maire et président d’une communauté d’agglomération, 25 ans conseiller général dont 9 ans président du conseil, 20 ans député français, trois ans député européen, presque quatre ans ministre, et qui depuis quatre ans est Haut-commissaire au plan, a tranché : de cette rencontre « positive de manière inespérée » doit naître « un accord de coopération démocratique », ce qui suppose, selon l’oracle, de mettre de côté les « questions qui fâchent » comme les retraites et l’immigration.
Le premier élément choquant de cette déclaration est bien évidemment cette formule selon lesquelles les politiques devraient mettre de côté « les questions qui fâchent ». Quelles sont les questions en effet qui ne fâcheraient pas ? Le budget de l’État, manifestement, fâche. La loi de financement de la sécurité sociale fâche tout autant. La politique étrangère ? Le rapport à l’UE ? Autant de fâcheries potentielles. La politique de sécurité intérieure ? Vu la manière dont ont été accueillies les réformes proposées par Bruno Retailleau, il est permis de parler de fâcheries. Bref, et c’est d’ailleurs normal à partir du moment où plusieurs projets de société s’opposent dans un monde pluraliste – les choses étant sans doute plus simples en Corée du Nord -, tout, potentiellement, fâche.
Mieux, les « questions qui fâchent » sont bien souvent celles qui posent le plus de problèmes à l’ensemble de la société, et celles sur lesquelles les citoyens attendent une action rapide de la part des politiques. Les Français élisent et payent des représentants ayant comme mission de répondre à ces « questions qui fâchent », et c’est tout l’honneur des politiques, grâce notamment à un débat ouvert, que d’arriver à trouver des solutions, qui ne satisfont sans doute pas tout le monde, mais qui répondent à d’impérieuses nécessités.
Mais ce que révèle la formule de François Bayrou, c’est cette habitude prise par les politiques qui se sont succédés au pouvoir depuis des décennies de refuser d’assumer les difficultés et les risques de leur charge, et de mettre gentiment la poussière qui fâche sous le tapis de leur démission, entraînant des conséquences catastrophiques La question du déficit budgétaire fâche, et ne pas avoir voulu la traiter nous conduit à la banqueroute. La question de l’autorité de l’État fâche, et sans véritable réponse aboutit aux zones de non-droit et au règne des narcotrafics. Les questions de notre système éducatif ou de notre offre de soins fâchent, mais, de fausses réformes en plans vides, ne pas les traiter conduit à leur effondrement actuel.
Pour les Français, la question de l’immigration fâche moins que son déni par les politiques
Dans cette déclaration d’impuissance – surprenante chez un homme qui postule pour Matignon -, François Bayrou retient deux questions à écarter avant tout : l’immigration et les retraites. Mais où a-t-il vu que ces questions fâchaient ? Sur l’immigration, le dernier sondage Odoxa du 17 octobre est on ne peut plus clair : 84% des Français veulent rétablir le délit de séjour irrégulier ; 78 % souhaitent durcir les conditions du regroupement familial ; 78 % attendent des quotas d’immigration fixés annuellement ; 75 % aimeraient augmenter la durée du maintien en détention des migrants irréguliers ; et 69 % veulent supprimer l’AME… Il semble qu’une certaine majorité se dessine, et que pour les Français la question fâche mois que son déni par les politiques.
Les retraites alors ? Certes, les chiffres montrent des Français plus partagés, mais ce qui fâche, en dehors du fait que l’État revienne sur une promesse qui leur a été faite alors qu’ils commençaient leur vie professionnelle, c’est que cet effort est demandé sans aucune visibilité. Lorsqu’il y a un trou dans un budget, la première question est de savoir si toutes les dépenses sont justifiées. Or les Français estiment que nombre d’entre elles ne le sont pas, et n’ont pas envie de remplir un tonneau des Danaïdes auquel nos politiques créent toujours de nouveaux trous. Ils attendaient avant tout une mise à plat des recettes et des dépenses, une analyse précise de ces dernières, et alors seulement leur éventuelle mise à contribution financière. Et c’est encore la méthode de nos politiques pour ne surtout pas poser les vraies questions qui fâchent, bien plus que la participation des citoyens à un effort collectif.
Ce qu’avoue François Bayrou dans cette déclaration, c’est que cette démission de la classe politique a vocation à durer, et qu’aucun de sujets qui inquiètent les Français ne sera véritablement traité tant que nos politiques refuseront d’assumer ce qui fait l’essence de leur fonction : faire des choix. C’est pourquoi les Français souhaitent un autre mode de réponse à ces « questions qui fâchent » : la donner eux-mêmes, par la voie du référendum. Dans le sondage précité, 64 % d’entre eux demandaient ainsi un référendum sur l’immigration. Mais entre le refus présidentiel d’engager de telles consultations, la lourdeur de la procédure de référendum d’initiative partagée, mis en place pour éviter un vrai référendum d’initiative populaire, et les limites constitutionnelles de l’objet des référendums, renforcées encore par la jurisprudence restrictive du Conseil constitutionnel, cette solution est bloquée.
Une société dans laquelle les représentants se refusent à remplir leurs fonctions – tout en continuant à profiter de leurs avantages -, et qui interdit en même temps au peuple souverain de reprendre alors la main est-elle encore une démocratie ? François Bayrou semble le penser. Il a été parfois mieux inspiré sur ce sujet. ■ CHRISTOPHE BOUTIN
À la suite de la publication de cette tribune, M. François Bayrou nous a adressé un droit de réponse, que nous reproduisons intégralement ci-dessous :
« En ces temps d’incertitude, et d’esprits troublés, on ne cesse de découvrir de nouveaux sommets d’imagination. Vous avez publié ce matin une tribune de M. Boutin qui affirme que j’aurais proposé de nommer un gouvernement qui ne traiterait ni de retraites, ni d’immigration !… L’auteur n’aurait pas dû s’arrêter là, il aurait pu ajouter : ni d’économie, ni de finances publiques, ni d’éducation. Pour corriger le caractère légèrement surprenant d’une telle affirmation, les faits seuls suffisent. J’ai proposé que sur ces deux questions, où tout dialogue paraît aujourd’hui impossible, on définisse un temps donné, six mois ou neuf mois par exemple, pour préparer dans un débat public un texte qui permette de sortir de l’impasse dans laquelle les gouvernances traditionnelles les ont enfermées depuis deux décennies. Et en s’engageant à ne pas utiliser pendant cette période sur ces questions censure et 49-3. Car je suis persuadé que le prochain gouvernement est obligé de traiter de manière courageuse et novatrice toutes les questions qui ont abouti à des impasses ces deux dernières décennies. Je crois que des solutions existent, audacieuses et sans complaisance, mais que des questions si fondamentales et si enflammées ne doivent pas être abordées par surprise, précipitation ni d’emblée par épreuve de force. Et que six ou neuf mois pour que ces débats soient conduits devant les Français, ce n’est pas trop. »
Christophe Boutin est professeur de droit public à l’université de Caen. Derniers ouvrages : avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois, Dictionnaire du progressisme (Le Cerf, 2022) ; avec Frédéric Rouvillois, Le référendum, ou comment redonner le pouvoir au peuple (La Nouvelle librairie, 2023).
That is the question !
« Une société dans laquelle les représentants se refusent à remplir leurs fonctions – tout en continuant à profiter de leurs avantages -, et qui interdit en même temps au peuple souverain de reprendre alors la main est-elle encore une démocratie ? »