Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« La ligne où l’Action française s’est trouvée naturellement placée pendant la guerre aura prouvé que ce n’était pas par un vain mot que vous diriez n’être d’aucun parti, sinon du parti de la France. »
Le gouvernement est rentré à Paris sans tambours ni trompettes. On sait que le Conseil des ministres se tient de nouveau à l’Elysée, mais le Président est invisible. La Chambre se réunit le 22. La question est de savoir s’il y aura interpellations, discours, effets de tribune, ou si, comme au Reichstag, on se contentera de voter les crédits demandés par le gouvernement. Il y a environ cent vingt députés mobilisés sur six cents. Ceux-là ont reçu un congé, mais il leur est interdit de siéger en uniforme pour ne pas éclipser leurs collègues civils. C’est tristement mesquin…
En dépit de la trêve et de l’ « union sacrée », la politique de parti ne chôme pas. Le vieillard Clemenceau essaie d’une intrigue contre Millerand. Clemenceau – qui a le type physique du mongol destructeur et l’esprit nihiliste – serait enchanté de retrouver comme jadis, lorsqu’il était tombeur patenté des ministères, le concours des conservateurs pour causer un peu de ce gâchis où il se plaît. Maurras écrit ce matin à son sujet un article d’une grande force :
« M. Clemenceau continue sa campagne contre le ministre de la Guerre; démasquée depuis dimanche, elle revêt ce ton de rancune personnelle qui donne quelquefois un petit intérêt aux propos du sénateur du Var. Son article d’hier, composé dans un charabia intolérable, découvre çà et là quelques phrases presque lisibles aux endroits où il est question d’attraper « celui qui commande à tout le monde », et « l’homme investi » de « pouvoirs extraordinaires », qui paraît vouloir oser se dérober à ses observations et à ses conseils incohérents. Critiquant le service de santé, les postes, l’habillement et rencontrant sans doute, de temps à autre, une vérité comme on peut rencontrer une aiguille dans une botte de foin, M. Clemenceau demande par deux fois qu’on l’en remercie, qu’on ne soit pas ingrat et par dessus tout qu’on lui reconnaisse « le droit de hausser son ambition à signaler à l’impuissance des tout puissants la nécessité des réformes dont les détourne une bien fâcheuse politique de la volonté ». Ce pathos signifie qu’au bidet qu’il juge perclus, M. Clemenceau rêve ardemment de substituer son roussin ataxique. Conseillons-lui de repasser à un autre moment. Le pays n’a pas le loisir de renverser des ministres comme entre 1880-1892 ni de se payer une crise d’Etat comme entre 1897 et 1899.
On considère tout d’abord qu’en thèse générale un changement à la tête des administrations de la guerre ne vaudrait rien. On constate ensuite que le titulaire actuel est estimé de beaucoup de gens compétents.
On se rend compte, en dernier lieu, que son adversaire n’est pas un être sans valeur, car il représente au contraire une haute valeur négative, un pouvoir de division, de décomposition et de ruines tout à fait hors de pair. Sa longue carrière politique est d’un radical opposant qui, ayant tout réduit en miettes, se trouva un beau jour prié de reconstruire et de recoller ; son ministère de trois ans fut une honte. Quelques unes des principales mesures qui ont affaibli notre armée datent de son passage aux affaires. Si nous avons moins d’officiers et moins de soldats, si nos soldats sont moins exercés, si nos canons se sont trouvés moins nombreux, nos munitions moins abondantes, le ministère de 1906-1909 en est largement responsable. Les années qui suivirent continuèrent à montrer M. Clemenceau sous un aspect d’agitateur et d’agité sans boussole. Son attitude était devenue si scandaleuse dans la période critique de la fin août que tous les esprits indépendants se joignirent à nous pour demander que cet embusqué politique fût sommé de choisir entre le Conseil de guerre et le Conseil des ministres. Mais il serait trop tard aujourd’hui pour ce dernier poste. Ses incartades lui ont enlevé toute autorité de gouvernement. Il devrait être mis une bonne fois en demeure ou de se taire, ou d’avoir à répondre de ses infractions aux lois qu’il a faites. Quand dix départements sont occupés par l’ennemi, il est inadmissible que l’ordre public, condition de la défense nationale, puisse être à la merci de l’humeur d’un particulier moins qualifié que tout autre pour troubler la tâche héroïque de nos armées ou le patient travail de nos administrations militaires*.»
Voilà la haute conception de la politique nationale qu’a toujours eue et que nous a apprise Maurras. La ligne où l’Action française s’est trouvée naturellement placée pendant la guerre aura prouvé que ce n’était pas par un vain mot que vous diriez n’être d’aucun parti, sinon du parti de la France.
Guillaume II est sérieusement malade. La Woche, un grand journal illustré allemand, a donné une photographie du Kaiser qui en dit long sur son état physique et moral. L’Empereur a vieilli de dix ans depuis la guerre. Le Dr Lesage m’apprend que le médecin qui a été appelé au palais royal de Berlin est un spécialiste du cancer. Guillaume II a-t-il la même maladie que son père, ou bien, en grand névropathe qu’il est, craint-il de l’avoir ?… Il est difficile de calculer en ce moment l’influence que la mort de l’Empereur pourrait avoir en Allemagne et sur la guerre. ■ JACQUES BAINVILLE
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