Une étude concernant l’effondrement de l’idéologie du progrès. Qui est, elle-même, un des piliers fondateurs de la République dont on constate aujourd’hui couramment la disparition ou, à tout le moins, l’agonie. Étude en 2 parties dont voici la première.
Par Antoine de Crémiers.
« La croyance dans le progrès s’est peu à peu envolée. Beaucoup perçoivent désormais le progrès technique comme un danger, le progrès économique comme un mensonge, le progrès social comme un mirage et le progrès démocratique comme un leurre. » [1]
« Notre virtuosité à faire de la terre un enfer, tout comme notre lucidité devant l’échec de l’éducation et de la culture à apporter aux hommes douceur et lumière, est un signe criant de ce qui a été perdu. Nous sommes contraints d’en revenir à un pessimisme pascalien et à un modèle de l’histoire fondé sur le péché originel. Nous avons délibérément oublié l’inhumain dans l’homme »[2]
« La grande promesse des lumières, c’était celle du passage à l’autonomie de tous les humains en tant qu’êtres raisonnables poursuivant des fins communes… En guise d’autonomie, c’est l’anomie qui s’est partout installée.»[3]
PÉCHÉ ORIGINEL : OBSTACLE MAJEUR A L’IDÉOLOGIE DU PROGRÈS.
Si les penseurs des Lumières divergent quelquefois dans leurs analyses, la critique du dogme du péché originel est leur cible privilégiée, les unissant dans leur commune volonté d’abattre cet ennemi, identifié comme obstacle majeur au déploiement d’un humanisme confiant en la dignité humaine. La raison – celle de l’homme adulte émancipé enfin des tutelles de sa minorité, affranchi du merveilleux chrétien – exige la disparition de toute idée d’une quelconque chute et d’une rupture avec un état paradisiaque qui l’aurait précédé. Car ce n’est pas cette rupture qui, par un libre choix a apporté le désordre, mais bien au contraire, c’est l’homme qui est principe d’ordre dans un monde qui, en soi, n’a pas de sens. Ce n’est donc pas par hasard que Garaudy, qui fut un temps délégué officiel préposé au dialogue entre chrétiens et marxistes, n’imposait qu’une seule condition préalable aux rencontres prévues : le silence sur le thème, gnostique à son avis, du péché originel.
Emmanuel Kant n’aura pas de propos assez durs contre cette absurdité : « Quelle que puisse être l’origine du mal moral en l’homme, il est certain que, parmi toutes les manières de se représenter la diffusion du mal et sa propagation au milieu de tous les membres de notre race, la plus inconvenante manière est celle de représenter le mal comme une chose qui nous vient par hérédité de nos premiers parents. »[4] C’est cette récusation du péché originel qui lui permettra d’affirmer : « Nous vivons dans un siècle en marche vers les Lumières. L’histoire est un lent mais continu développement des dispositions originelles de l’homme et le dessein suprême de la nature vers un État cosmopolite universel. »
Pour Jean-Jacques Rousseau, la doctrine du péché originel, en enseignant aux hommes qu’ils sont tous pécheurs, en les réduisant à attendre leur salut de Dieu et de sa miséricorde, les rend passifs, serviles et résignés. Cette doctrine ronge l’humanité comme une gangrène et l’empêche de prendre en main le contrôle de sa destinée. Dans sa pensée, dès que les hommes sauront que le mal qui ronge la société ne découle pas du fait de leur nature prétendue pécheresse, quand ils sauront que Dieu les a créés bons et que c’est la société qui les pervertit tout en les culpabilisant injustement, quand ils comprendront que le mal n’est pas sans remède, que la société peut être améliorée grâce à une synergie de leurs actions, quand ils cesseront d’attendre en silence le secours de l’Éternel, ils recouvreront le sens de leur liberté et deviendront capables de prendre en main leur propre destinée.
Pour Hegel, la chute de l’homme est un heureux évènement, moment positif, commencement du progrès de l’espèce humaine, elle est le mythe éternel de l’homme à travers lequel il devient précisément homme. Pour lui, la création étant le malheur, le paradis ne peut être qu’une illusion. Que le premier homme se croit heureux en naissant et qu’il reconnaisse un créateur comme son maître, ce ne peut être que la pire déchéance car il rend son malheur irrémédiable. Mais s’il se lève au contraire avec audace, s’il aspire à beaucoup plus que le paradis, s’il veut devenir semblable à Dieu, alors tout sera sauvé. En défiant le pseudo créateur, il ne commet point une usurpation, bien au contraire, il marque avec force le début d’une légitime tentative de récupération. La grandeur du christianisme est évidemment de donner au monde la notion de ce défi du premier homme, mais sa faiblesse est d’y voir une faute. Karl Marx poussera cette logique jusqu’à ses ultimes conséquences : « un être ne commence à se tenir pour indépendant que dès lors qu’il est son propre maître, mais il n’est son propre maître que lorsqu’il doit son existence à soi-même. Mais si je vis entièrement de la grâce d’un autre, si non seulement je lui dois l’entretien de ma vie mais encore si, en outre, il a créé ma vie, s’il en est la source, alors ma vie n’est pas ma propre création. »
Pourquoi insister aussi lourdement sur le péché originel ? Tout simplement parce que dans le combat contre la superstition et l’Église, les philosophes des Lumières et l’Encyclopédie sont en guerre ouverte contre la religion et sa prétendue vérité, religion qui de tout temps constitue un frein, un obstacle à la marche du Progrès. Pascalien de gauche, Jacques Julliard avait prévenu du danger de l’irénisme : « Tant que la gauche ne se sera pas posé le problème du péché originel, c’est à dire du mal qui ne serait pas dû aux circonstances extérieures, elle restera à mes yeux coupable d’angélisme avec tout ce que cela comporte, c’est à dire la terrible cruauté de l’optimisme. »[5]
Le rejet de toutes les formes de croyances religieuses, et en particulier du péché originel, creuse un espace, un vide laissé par la perte d’influence des religions traditionnelles que les idéologies vont pouvoir remplir ; celle du Progrès en particulier va pouvoir remplacer la Providence disparue et devenir la grande consolatrice de la modernité, consolatrice cruelle par les sacrifices justifiés en son nom. Car, la marche vers le bonheur, où nous conduit inéluctablement le sens de l’Histoire, nécessite aujourd’hui des sacrifices pour les générations futures qui y parviendront. Le bonheur a définitivement remplacé le salut.[6]
Aujourd’hui, le progrès s’est depuis quelques années revêtu d’habits neufs, bonimenteur chargé de nous vendre de nouvelles illusions : mondialisation, heureuse bien sûr, ouverture des frontières, développement des nouvelles technologies -magie des NTIC- croissance devenue le nouveau nom du progrès, satisfaction infinie des désirs, divertissements. Mais la réalité est bien différente : règne de La violence, insécurité qui se généralise, disparition progressive de la classe moyenne, écoles en panne incapables de transmettre le moindre savoir, chômage, précarité de l’existence… constat qui légitime de multiples interrogations . Mais où sont donc passées les promesses d’antan ? Est-ce pour nous les faire oublier que les charlatans nous proposent un nouveau catalogue de produits encore plus séduisants que les anciens ?
La modernité et ses prothèses s’effondrent, l’optimisme historique qui était supposé capable de galvaniser les peuples en marche vers un avenir radieux suppose, pour se maintenir dans la durée, que des événements observables par tous ne viennent les infirmer et les démentir, car alors, les sacrifices exigés deviennent incompréhensibles et sources de révoltes. Or, les principaux messages de la classe politique ou médiatique délivrent sans arrêt des messages anxiogènes concernant la pollution de la planète, le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité et – cerise sur un gâteau déjà amer – tout cela sur fond de menaces qualifiées de terroristes sans jamais en évoquer les causes. Enfin, dernier coup du sort, surgit un virus qui, en peu de temps, est venu anéantir nos libertés, tuer la vie sociale, fermer les commerces, ébranler l’hôpital, interdire les messes… et sert de précieux alibi à des pouvoirs publics qui l’utilisent pour transformer peu à peu nos fausses démocraties en système totalitaire. Plus personne ne peut raisonnablement croire en la fable d’une histoire dont le sens conduirait au bonheur. Nous sommes contraints à un travail de deuil des grandes attentes collectives car nous ne sommes pas passés de l’ombre à la lumière et le progrès est désormais une idée morte.[7] L’idéologie du Progrès inflige de véritables souffrances aux victimes des promesses non tenues. Le moment présent en est le deuil, mélange de gueule de bois, de coma ontologique et de mise en veille de la pensée. ■ ANTOINE DE CRÉMIERS (À suivre)
[1]Dominique Strauss-Kahn : Discours à Bruxelles. Mars 1999.
[2]Georges Steiner : Dans le château de Barbe-Bleue. Editions Gallimard 1986
[3]Pierte-André Taguieff : L’effacement de l’avenir. Editions Galilée. 2000.
[4]Emmanuel Kant : « La religion dans les limites de la simple raison. »
[5]Jacques Julliard : « Le choix de Pascal. » Éditions Desclée de Brouwer.2003.
[6]Yohan Ariffin : « Généalogie de l’idée de Progrès » histoire d’une philosophie cruelle sous un nom consolant. Éditions du Félin. 2012
[7]W. Pfaff:Du progrès: Réflexions sur une idée morte. Revue Commentaire n°74. 1996.
L’Avenir avait remplacé le Ciel. Par quoi remplacera-t-on l’Avenir ?
C’est le problème de la modernité, mais il est vrai que c’est un redoutable problème ! On peut supposer qu’elle ne s’en sortira pas.