Une étude concernant l’effondrement de l’idéologie du progrès. Qui est, elle-même, un des piliers fondateurs de la République dont on constate aujourd’hui couramment la disparition ou, à tout le moins, l’agonie. Étude en 2 parties dont voici la première.
Par Antoine de Crémiers.
[Suite de la 1ère partie.]
GENÈSE ET ÉCHEC DU PROJET MODERNE.
Dans un de ses derniers livres[1], Rémi Brague nous entraîne dans un voyage où chaque étape est une marche vers l’abîme. L’ivresse de la création d’un monde nouveau, d’un commencement radical, d’une autonomie enfin acquise et l’idéologie du progrès, s’achèvent avec les hécatombes du siècle dernier sur un désenchantement total et un nihilisme qui est désormais notre condition. Le projet moderne a couru librement à son autodestruction, il ne pouvait en être autrement. Rémi Brague nous en livre la genèse et l’échec. De la préparation (modernité) au déploiement (post modernité) de la souveraineté de l’homme par rapport à tout ce qui n’est pas lui – Dieu ou la nature – l’homme s’est affirmé peu à peu comme la seule origine de l’homme, l’immanence triomphante a fait oublier la transcendance, la terre a éclipsé le ciel.
Extinction des feux, échec de la modernité qui n’était qu’un leurre, un miroir aux alouettes. Avec la révocation de Dieu, postulée par l’humanisme exclusif, le néant peut recevoir une valeur positive. C’est un des sens du nihilisme. Mais l’absence de fondement des œuvres humaines exige du sujet d’avoir la capacité de s’appuyer sur rien d’autre que lui-même. La modernité a répudié les deux origines naturelles et divines pour affirmer que c’est bien l’homme qui engendre l’homme et qu’il n’a besoin pour cela ni de la nature ni de Dieu. Et c’est bien dans cette auto-engendrement que vont s’ancrer les délires trans et post-humanistes.
La religion du progrès n’a plus de fidèles et les derniers adeptes comme Emmanuel Macron sont pathétiques avec leurs discours qui voudraient nous faire croire, sans convaincre personne, que la marche en avant continue. Avec le recul dont nous disposons, les promesses des Lumières – celles de Condorcet, de Turgot, de Victor Hugo puis de Michelet, sans parler du catéchisme positiviste d’Auguste Comte qui annonçait l’avènement d’une paix universelle et d’un gouvernement positiviste mondial – nous semblent parfaitement ridicules. Fin du spectacle : la modernité et les sociétés démocratiques voulaient résister au mal en s’interdisant de définir le bien, nous avons effacé Dieu mais nous avons conservé le diable.
Et Maintenant ?
L’autonomie s’est retournée en son contraire. L’individu est désorienté, déprimé, fatigué d’avoir à devenir soi-même, car si rien n’est interdit, rien n’est vraiment possible . Comment peut-on élaborer ses propres règles sans guides et sans repères ? Comment choisir sa vie ? Aucune société ne peut en réalité fonctionner sur les seuls principes individualistes et nécessite, qu’on le veuille ou non, un pendant holiste. Comment expliquer autrement que les êtres libres, autonomes, que nous sommes, paraît-il, devenus se soient transformés en « Mutins de Panurge » et pensent à peu près tous de la même manière. Pourtant nous avons lutté longtemps pour nous débarrasser des pesanteurs qui nous maintenaient dans l’enfance ; après la victoire, nous serions enfin libérés de toute hétéronomie : Dieu, la Raison, l’histoire, la République, la Nation, bref, débarrassés du besoin d’avoir des principes. Mais nous sommes en fait plongés dans les malheurs de l’horizontalité, un individualisme destructeur des appartenances collectives qui se retourne inévitablement en son contraire, c’est à dire en conformisme. En effet, l’individu, pour ne pas devenir fou, résiste à l’isolement en se soumettant au social, consacrant le grand retour de l’hétéronomie. Nous sommes passés de l’autonomie comme aspiration – c’était la modernité – à l’autonomie comme condition – c’est la post- modernité – et c’est insupportable. Alors pour éviter les souffrances psychiques, car on ne se libère pas de la verticalité sans en payer le prix,[2] il n’y a pas d’autres solutions que de se livrer aux addictions consuméristes alimentées par l’industrie publicitaire, au confort des tribus, tout en restant fébrilement connectés pour mieux résister à l’angoisse. Nous voilà dans un monde qui ne cesse de faire l’éloge de la différence et qui produit à la chaîne des individus conformes qui pensent ce qu’on leur dit de penser et aiment ce qu’on leur dit d’aimer. Pas d’échappatoires possibles, pour éviter de sombrer dans une dépression profonde, il faut s’en remettre servilement à l’opinion publique façonnée par les médias. Dans une société qui ne cesse de célébrer les merveilles de la différence, le seul crime est de ne pas être comme les autres ! Nietzsche, toujours visionnaire, l’avait bien noté : « L’autonomie croissante de l’individu dont parlent les philosophes parisiens comme Fouillée , qu’ils regardent seulement la race moutonnière qu’ils sont eux-mêmes ! »
Conclusion.
L’évanescence de l’idée de progrès place la pensée politique française dans une situation inouïe depuis cent cinquante ans.[3] Un dogme central de la foi républicaine s’est effondré.
Nous sommes engagés dans une étroite impasse qui nous dirige vers un abîme qui se rapproche à grande allure: « Le Progrès et le sens de l’histoire constituaient une forme de compensation qui venait légitimer le sacrifice des générations présentes pour le plus grand bien des générations futures . Or, ce transfert, ce mécanisme de report ne fonctionnent plus ; un cycle de pensée vieux de plus de deux siècles qui avaient attribué à la politique une fonction salvatrice arrive à conclusion[4] ». Nous avons répudié l’Espérance et nous n’avons plus d’espoir. Nous sommes délestés du poids du passé et en même temps privés de l’élan vers un futur enchanteur qui avait animé et orienté les sociétés modernes, futur devenu imprévisible et angoissant. Nous pensions avoir définitivement répudié les totalitarismes mais se dresse devant nous l’épouvantail d’un totalitarisme nouveau, celui de la dissolution et de l’inéluctable . Difficile d’imaginer pire situation, nous sommes entièrement livrés à nous mêmes, contraints de nous accrocher aux vagues au milieu de la tempête, persuadés que demain sera moins bien qu’aujourd’hui ; le Progrès est bien une idée morte. ■ ANTOINE DE CRÉMIERS (FIN)