Publié dans Le Figaro Magazine qui vient de paraître, cet entretien se passe de commentaire, d’autant que nous connaissons bien et de longue date les travaux de Jean Sévillia et leur qualité. Jean Sévillia n’est pas un « optimiste ». Il fait pourtant état ici de signes d’espoir dont on aurait tort de ne pas prendre la mesure. Un souhait et un conseil : achetons le livre de Jean Sévillia, lisons-le, faisons le lire, diffusons-le. Ce sera œuvre utile. JSF
ENTRETIEN – Jean Sévillia publie une version largement augmentée et actualisée de son essai Le Terrorisme intellectuel, grand succès de librairie il y a vingt-cinq ans. S’il déplore qu’une minorité continue à régenter le monde des idées par des méthodes violentes, il voit avec satisfaction des espaces de liberté et de résistance se développer.
Aujourd’hui, je peux citer dans mon livre toute une pléiade de jeunes journalistes, essayistes, philosophes et historiens, tous plus brillants et courageux les uns que les autres, qui travaillent à faire tomber la citadelle du mensonge.
LE FIGARO MAGAZINE. – Comment définiriez-vous le terrorisme intellectuel en 2025 ? Est-ce un système, une méthode, une stratégie ?
Jean SÉVILLIA. – Il y a vingt-cinq ans, j’avais été invité à en donner une définition. .Je n’ai rien à y changer: «Le terrorisme intellectuel, refusant tout débat de fond sur les questions politiques et sociales qui engagent l’avenir, vise à ôter toute légitimité à son contradicteur en l’assimilant par amalgame aux personnages, aux faits et aux théories du passé ou du présent qui symbolisent le mal absolu selon les critères dominants dans le milieu culturel et médiatique.» Ce mécanisme s’est mis en place après-guerre, lorsque le Parti communiste exerçait une position hégémonique dans les milieux intellectuels.
Il suffit de relire les minutes du procès intenté en France en 1949 à Victor Kravchenko, cet ancien citoyen soviétique qui avait publié aux États-Unis un livre ensuite traduit en plusieurs langues et dans lequel il dénonçait le système concentrationnaire de l’URSS, livre contre lequel les communistes français déclenchèrent une campagne qui faisait de Kravchenko un faussaire, un nostalgique de Hitler et un agent des Américains: on constate qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil dans le domaine de l’accusation mensongère, de l’amalgame, de la manipulation des faits et de la volonté de réduire au silence ceux qui disent la vérité.
Une minorité régente le monde des idées, pratiquant un terrorisme intellectuel qui est un instrument de contrôle social. Ce phénomène agit comme une sorte de police: une police du vocabulaire, une police de la pensée, une police du comportement en société et même du comportement privé, une police du bien-voter.
Le mécanisme demeure, même quand l’idéologie dominante évolue. Dans les années 1950, les milieux intellectuels communiaient dans le communisme stalinien. Dans les années 1960, dans sa version tiers-mondiste, exaltant Mao, Hô Chi Minh ou Fidel Castro. Dans les années 1970, la tendance était, au nom de la pensée 68, à tout déconstruire. Dans les années 1980, l’heure était à l’antiracisme et à un antifascisme dont le socialiste Lionel Jospin a reconnu après coup qu’il n’était que du «théâtre», parce qu’il n’y a jamais eu de danger fasciste en France à cette époque.
Sur le plan idéologique pur, peu de nouveautés sont apparues, à part les questions de genre, une entreprise de subversion anthropologique, ou le wokisme et la cancel culture
Dans les années 1990 a triomphé le droit-de-l’hommisme, la foi en la mondialisation heureuse. À partir des années 2000, le paysage idéologique a été plus éclaté, avec un fort tropisme vers les questions sociétales et l’obligation d’accepter n’importe quel bouleversement anthropologique comme un progrès de la modernité. À chaque fois, les opposants à ces théories ont été calomniés, caricaturés, invisibilisés.
En quoi le terrorisme intellectuel a-t-il changé de visage ou d’ «habits» en vingt-cinq ans ?
Paru en 2000, mon livre méritait d’être prolongé car le terrorisme intellectuel n’a pas faibli. Il s’est même renforcé. Les Habits neufs du terrorisme intellectuel reprend la plus large partie du Terrorisme intellectuel, mais, à travers huit chapitres supplémentaires, il passe en revue, thématiquement et chronologiquement, tous les sujets qui, depuis 2000, ont dominé le débat public. Sur le plan idéologique pur, peu de nouveautés sont apparues, à part les questions de genre, une entreprise de subversion anthropologique, ou le wokisme et la cancel culture qui ont marqué l’émergence, au sein de la gauche radicale, d’un courant racialiste et communautariste qui n’était pas dans la filiation des révolutionnaires français.
Détail piquant, nous subissons le retour, par effet boomerang, des idées des intellectuels français installés aux États-Unis après 1968 et qui aspiraient à déconstruire la civilisation occidentale. Mais dans l’ensemble, des années 1980 à nos jours, l’arrière-plan est globalement resté identique: opposition manichéenne du camp du bien (la gauche, les idées progressistes) et du camp du mal (la droite, les idées conservatrices) ; multiculturalisme et mépris de l’enracinement dès lors qu’il est français et chrétien ; mauvaise conscience occidentale attisée par une lecture négative de l’histoire coloniale ; grand rêve de l’effacement des frontières ; exaltation du bougisme, de la mobilité, du mélange, de la migration ; culture de l’excuse qui désarme l’autorité face à l’explosion de la délinquance ; attribution extensive de l’étiquette d’«extrême droite», qualificatif infamant, à toute personne ou pensée dissidente.
On se demande vraiment ce qu’il y a de nouveau, donc…
Ce qui est nouveau, par rapport à la façon dont l’information était diffusée et commentée, il y a un quart de siècle, c’est que, désormais, les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux fournissent mille et une occasions quotidiennes de polémiques susceptibles de dégénérer parce qu’un intervenant, dans le feu de la discussion, a employé une expression interdite ou un mot suspect, et qu’on le contraindra à s’expliquer en sondant ses pensées secrètes, pensées réelles ou supposées. L’objectif demeure d’ôter toute légitimité à son adversaire afin de n’avoir même pas à débattre avec lui, mais les moyens pour ce faire se sont aggravés. On observe ainsi une inquiétante judiciarisation du débat.
Pour une formule qui a déplu aux professionnels de la vigilance, on risque un procès. Exemple récent, la polémique, déclenchée contre le philosophe Pierre Manent qui, en décembre, au cours d’un entretien sur la laïcité a évoqué, sur le plateau du Figaro TV, l’incidence du nombre de musulmans en Europe. Ce libéral au verbe pesé s’est vu accusé de tenir «un discours explicitement discriminatoire, raciste et porteur d’une dangereuse rhétorique». Une telle dérive est facilitée par la législation qui a donné une interprétation extensive et abusive du racisme, concept désormais applicable aux mœurs ou à la religion. En outre, pour ce qui touche à l’islam, la violence verbale peut se transformer en violence physique, on ne le sait que trop.
Cependant il est vrai que dans d’autres domaines, l’intolérance est également susceptible de déboucher sur la violence. Il suffit de considérer ce qui est arrivé, en 2024, à Dora Moutot et Marguerite Stern, deux anciennes figures du féminisme qui ont pris leurs distances avec les mouvements au sein desquels elles militaient naguère et qui ont publié un livre sur «les dérives de l’idéologie transgenre». Ces deux jeunes femmes n’ont cessé depuis de subir des menaces tandis que leurs interventions étaient systématiquement attaquées par des activistes «trans».
La baisse du niveau culturel général due à l’effondrement de l’école et au recul de la lecture encourage sans doute le recours à la violence, sans compter la désinhibition provoquée par les stupéfiants
La baisse du niveau culturel général due à l’effondrement de l’école et au recul de la lecture encourage sans doute le recours à la violence, sans compter la désinhibition provoquée par les stupéfiants: quand diminue la capacité de comprendre les paroles de l’autre ou d’en saisir les nuances, surgit la tentation de régler les différends non avec des mots mais avec les poings.
Dans votre nouveau livre, vous avez supprimé des pages qui figuraient dans l’édition de 2000. Est-ce à dire que vous avez changé d’opinion ou que ces passages n’étaient plus d’actualité ?
La vérité est plus simple. Pour ajouter huit chapitres inédits au texte d’origine, environ 200 pages, j’ai dû élaguer certains chapitres initiaux afin d’aboutir à un ouvrage de taille raisonnable. Je ne me suis nullement censuré, j’ai seulement supprimé des passages qui paraissaient moins parlants avec le recul du temps, soit que leurs acteurs aient disparu, soit qu’on ait vu pire depuis…
N’avez-vous pas l’impression que la critique souverainiste de l’Union européenne est désormais possible sans être accusé de nationalisme primaire, contrairement à l’époque de Maastricht et du référendum de 2005 ?
Plus aucune force politique d’envergure ne réclame la sortie de la France de l’Union européenne et l’abandon de l’euro, ce qui est assez récent. Mais lorsque Mme Ursula von der Leyen profite d’un affaiblissement du gouvernement français dû à la démission du premier ministre pour signer, en Uruguay, le traité de libre-échange avec le Mercosur, passant outre l’opposition de la France, tous les Français ont eu le sentiment que nos intérêts nationaux ont été traités comme quantité négligeable par la présidente de la Commission européenne. Nul besoin d’être un nationaliste primaire pour conclure que la juste articulation entre l’appartenance de la France à l’Europe unie et le respect de notre souveraineté nationale n’a pas encore été trouvée.
Insécurité, migrants, islamisme… Trois de vos nouveaux chapitres tournent autour d’un même sujet: l’immigration musulmane et ses effets sur la société française. Est-ce ce thème qui illustre le plus spectaculairement la prégnance du terrorisme intellectuel en France en 2025 ?
L’immigration et l’islam sont deux sujets distincts, mais dont la corrélation n’est pas sans incidence sur le destin français. Concernant l’immigration, le discours officiel continue de prétendre que la France a toujours été un pays d’immigration, alors que le phénomène a commencé dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais en 2022, le nombre de nouveaux arrivés légaux sur le territoire français s’est situé à plus de 490.000 personnes, l’équivalent de l’agglomération de Strasbourg ou de la ville de Toulouse, ce qui représente une multiplication par cinq du taux d’immigration par rapport à la décennie 1980.
Tous ne demeureront pas sur le territoire national, certes, mais un tel volume d’entrées annuel est sans comparaison. Précisons que 41 % de ces individus proviennent d’Afrique (21 % du Maghreb, 20 % d’Afrique subsaharienne), 33 % d’Europe, 15 % d’Asie et 11 % d’Amérique et d’Océanie. Serait-il malséant d’analyser les conséquences économiques, sociales et culturelles d’une telle déferlante migratoire? Concernant l’islam, il est possible, en dépit de l’absence de statistiques officielles qui sont interdites, d’observer qu’entre4 et 8 millions de personnes se rattachant à cette religion vivent en France aujourd’hui. En moyenne nationale, cela représente 10 % de la population.
Entre le tiers et la moitié posséderaient la nationalité française. En 1905, quand la France comptait 39 millions d’habitants, les musulmans vivant sur le sol métropolitain étaient évalués à 10.000 personnes, soit 0,02 % de la population. Est-il interdit de dire qu’il s’agit d’un bouleversement historique? On prendra garde à distinguer l’islam, religion qui a ses différences internes et que des milliers de ses fidèles pratiquent paisiblement, et le projet politique islamiste qui lui-même n’est pas un bloc.
Ces nuances étant posées, il reste qu’un sondage Ifop de 2019 révélait que 18 % des musulmans français de naissance, 26 % de ceux qui sont français par acquisition et 41 % de ceux qui sont étrangers partagent l’idée que «la charia devrait s’imposer par rapport aux lois de la République». La moyenne s’établit donc à 27 % de musulmans, en France, qui revendiquent la suprématie de la charia. Est-il permis d’estimer que ces pourcentages sont préoccupants?
Vous relevez dans votre livre que les grands médias ont fini par s’ouvrir à des points de vue et des opinions qui n’y avaient pas droit de cité il y a encore dix ou quinze ans. N’est-ce pas le signe d’un basculement idéologique en France et le début de la fin du terrorisme intellectuel ?
Le début de la fin du terrorisme intellectuel, nous en sommes loin, si nombreux étant encore les secteurs intellectuels et culturels où prédomine la gauche: le monde médiatique (plus des deux tiers des journalistes votent à gauche), l’enseignement secondaire, la plus grande part de l’université, les institutions et associations culturelles, de vastes secteurs de l’édition, etc. En même temps, on cherche les grands intellectuels de gauche dont le nom brillait jadis de Saint-Germain-des Prés aux prestigieuses universités américaines. Il vient aussi un moment où le discours formaté par l’idéologie se heurte au mur de la réalité.
Comment prétendre que l’immigration ne pose aucun problème quand lbanlieues françaises sont en feu? Comme prétendre que l’insécurité n’est qu’un «sentiment» quand l’expérience quotidienne des femmes prouve le contraire? Le mur du gauchisme culturel, selon l’expression du sociologue Jean-Pierre Le Goff, n’est pas tombé, mais il est lézardé. Ce qui est réjouissant, à cet égard, est que dans ma génération nous étions très peu nombreux à penser à contre-courant.
Alors qu’aujourd’hui, je peux citer dans mon livre toute une pléiade de jeunes journalistes, essayistes, philosophes et historiens, tous plus brillants et courageux les uns que les autres, qui travaillent à faire tomber la citadelle du mensonge. C’est un signe d’espoir. ■
Il y a encore un autre terrorisme intellectuel celui qui sévit en économie selon lequel hormis le néolibéralisme quarantenaire point de salut. Seule résiste quelques économistes atterrés le plus souvent souverainistes tels Jacques Sapir, David Cayla et Frédéric Farah. La droite modérée et celle dite extrême y succombent encore.
Cording1 a d’autant plus raison que la culture dite générale, c’est à dire, plus ou moins, ce qui imprègne les cerveaux des diplômés, leur vision du monde, leur boîte à outils, s’appauvrit de plus en plus en modèles classiques. Un certain scientisme, domine, commode pour pérorer sans risque tout en intimidant les audiences. Le pire scientisme étant le scientisme économique, facile à pratiquer à la guise de chacun, démontrant, au choix, tout et le contraire de tout, impossible à décrypter par l’électeur moyen. Ce scientisme primaire semble constituer l’essentiel du bagage acquis dans les sciences-po et autres sciences-éco par les ambitieux et les impérieux.