C’est un texte déjà fort ancien et paradoxalement très en prise sur les contradictions d’aujourd’hui qui nous est proposé ici extrait du Bloc-notes de François Mauriac. Avec la subtilité, la malice, la méchanceté, la férocité facétieuse de ce grand auteur, lecteur de Barrès, exécrant Maurras… Il ne fera de mal à personne d’en retrouver le beau style, hélas en grande partie perdu aujourd’hui… JSF
« J’admire et j’aime le président des Etats-Unis, alors que rien en moi ne s’accorde à la civilisation qu’il représente, contre laquelle je me débats, bien qu’elle envahisse ma propre vie et que je dépende chaque jour un peu plus de ses techniques. »
« Car enfin ma sympathie va au chef d’un grand peuple que j’admire certes ; mais ce peuple, par bien des aspects de son génie, m’est plus étranger qu’aucun autre. Je ne l’ai jamais visité… à quoi bon ? Lui, il a fait beaucoup plus que nous visiter : il nous a transformés. Le rythme de notre vie quotidienne est accordé au sien. Sa musique orchestre nos journées par des millions de disques. Des milliers de films, sur tous les écrans de Paris et de la province, nous imposent en toute manière son idée : un certain type de femme stéréotypé, la star interchangeable que devient n’importe quelle Brigitte ou Pascale des Batignolles mais par-dessus-tout, le culte, l’idolatrie de la technique, de toutes les techniques inventées par l’homme et auxquelles l’homme s’asservit, la folie de la vitesse, ce tournis qui affecte tous les moutons de l’Occident, une trépidation à laquelle aucun d’entre nous n’échappe : une démesure en toutes choses, qui est la chose du monde la moins conforme à notre génie.
On ne comprend rien à la civilisation moderne, écrivait Georges Bernanos en 1945, si on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure… » Oui, contre tout ce qui aura eu du prix pour les êtres de ma race : une vie recueillie dans une maison ancienne où ont vécu avant nous ceux dont nous sommes issus et que nous avons aimés, et d’où ils souhaitent de s’éloigner le moins possible, car c’est là et nulle part ailleurs qu’ils communient à la terre et que les constellations leurs sont familières, et que le vent dans les branches leur parle avec une voix humaine. Je hais tout ce qui interrompt la réflexion, tout ce qui attente au silence, hors la musique qui ne trouble pas le silence parce qu’elle nait de lui et qu’elle s’en nourrit (le contraire de celle qui procède du jazz).
Bien sûr, tous les Américains ne sont pas du même type. Beaucoup réagissent comme moi au monde d’aujourd’hui, à son vacarme, à sa stupide « bougeotte ». Les contemplatifs ne manquent sans doute pas parmi eux (notre Julien Green est américain). Et c’est toute leur littérature qu’il faudrait étudier de ce point de vue. Les progrès du catholicisme aux Etats-Unis ne paraissent pourtant pas aller dans le sens de la vie intérieure. Qu’en sais-je après tout ? J’ai eu l’honneur, un jour, de déjeuner à la même table que le cardinal Spellman, si sympathique mais tout mon être était devenu rétractile : sans doute me serais-je senti plus proche du Dalaï-Lama.
J’en conviens : le monde n’eut guère connu de progrès s’il n’avait été peuplé que d’esprits de ma race. Ils avancent à reculons, les yeux fixés sur le passé qui les charme et les enchaine, prisonniers de leur enfance dont ils ne se sont jamais délivrés ; prisonniers d’eux-mêmes surtout et de leur propre énigme. J’admire et j’aime le président des Etats-Unis, alors que rien en moi ne s’accorde à la civilisation qu’il représente, contre laquelle je me débats, bien qu’elle envahisse ma propre vie et que je dépende chaque jour un peu plus de ses techniques : voilà la contradiction dont je m’étonne et que je veux dénouer. ».
Mauriac – Bloc-notes ■
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur, le .13 janvier 2025.
3 commentaires pour “Europe – Amérique ? Modernité – Tradition ? « la contradiction dont je m’étonne et que je veux dénouer. »”
Le texte mêle analyse culturelle, critique sociale, et introspection personnelle. Toutefois, certaines de ses positions peuvent paraître élitistes ou passéistes, particulièrement dans sa glorification d’un mode de vie ancien et son rejet de la modernité.
En somme, le texte offre une réflexion critique sur l’impact de la culture américaine sur l’Europe, tout en révélant les tensions internes d’un auteur tiraillé entre fascination et rejet de cette modernité envahissante.
Bravo, Paul ! Tu réponds exactement – et avec une très fine citation – à ce qu’on peut objecter au texte d’Anjou.
Chaque jour je me félicite d’avoir une médecine performante, une bagnole qui ne tombe pas en panne, le monde ouvert par Internet.
Et je déplore pour autant le monde moderne.
Très pragmatiquement, je préfère le temps où les PTT distribuaient l’courrier et la téléphonie tout simplement comme il faut (le timbre au prix d’une demie-baguette de pain et la garantie affichée d’une distribution dans le lendemain si mis à la boîte avant la dernière levée et, par-dessus l’marché, gn’en avait plusieurs dans la même journée) ; le temps où mon automobile roulait 500000 kilomètres (voire davantage) au prix du seul entretien ; le temps où je pouvais causer dans l’turluphone avec n’importe lequel des quidams de l’administration et/ou des sociétés commerçantes ; le temps où ç’qu’j’savais qu’est-ç’que j’payais ; bref, le temps où les choses fonctionnaient.
Je préfère encore le téléphone fixe à la saloperie intempestive qui sonne à tout bout d’champ pour proposer des dragées qui n’existent pas et des calculs tirebouchonnés d’isolation thermique ; le temps où ç’que l’diesel me permettait d’rouler pour deux fois moins qu’à coup d’benzine ; le temps où c’est que l’pain il n’avait pas le même goût que l’bubble-gum à l’E951 ; le temps où ç’que j’prenais l’train d’nuit pour trois fois rien et que l’matin j’me frottais gentiment les quinquets devant l’jardin d’Perrache ensoleillé ; ah ça ! qu’c’est vrai que dans ç’temps-là on disait tous des tas d’couenneries, pisque gn’avait pas Ouikipedia pour nous rectifier la courbure des réflexions en ch’min…
Je me rappelle encore le merdecin (orthographe bienvenue d’Alfred Jarry) de ma grand-mère, à Caluire, qui n’était pas moins que l’gonze Dugoujon, maire du patelin, ç’ii qu’avait reçu dans sa cambuse l’gars Moulin à de Gaulle … Eh ben, ç’te Résistant qu’on sait, sûr qu’il était sympa, à preuve qu’i’s’déplaçait jusque chez l’patient, qu’i consultait, au moins, une heure ed’temps et prescrivait attentivement de d’la tisane, des herbes folles, des cachetons, des fois, qui f’saient pas d’mal, et il taillait l’bout d’gras, buvait un coup, croquait un brin, et tsétéra ; même qu’il a tenu vivant mon grand-père, gazé d’14 et invalide conséquent à 100% des éponges, de quoi qu’il est crevé en octobre 58, 10 ans plus jeune que je ne suis céans.
C’était l’bon temps, quoique’ z’aujourd’hui, c’est sûr, c’est mieux ed’faire gigoter sous la mitraille des aut’s equ’ nous et que les zigues d’Ukraine et d’Kosovo se fassent décorativement trouer la peau – ça fait jaser les jeunots qui savent tout mieux, maint’nant qu’i’s s’font r’faire l’cerveau à coups d’intelligence artificielle.
Ben non ! On ne me f’ra jamais admettre que les Modernes vaudraient plus cher que les Anciens valaient.
Vive Dieu, la France et le Roi, et ce, «toujours au cri de “morts aux vaches!”».
Le texte mêle analyse culturelle, critique sociale, et introspection personnelle. Toutefois, certaines de ses positions peuvent paraître élitistes ou passéistes, particulièrement dans sa glorification d’un mode de vie ancien et son rejet de la modernité.
En somme, le texte offre une réflexion critique sur l’impact de la culture américaine sur l’Europe, tout en révélant les tensions internes d’un auteur tiraillé entre fascination et rejet de cette modernité envahissante.
Bravo, Paul ! Tu réponds exactement – et avec une très fine citation – à ce qu’on peut objecter au texte d’Anjou.
Chaque jour je me félicite d’avoir une médecine performante, une bagnole qui ne tombe pas en panne, le monde ouvert par Internet.
Et je déplore pour autant le monde moderne.
Très pragmatiquement, je préfère le temps où les PTT distribuaient l’courrier et la téléphonie tout simplement comme il faut (le timbre au prix d’une demie-baguette de pain et la garantie affichée d’une distribution dans le lendemain si mis à la boîte avant la dernière levée et, par-dessus l’marché, gn’en avait plusieurs dans la même journée) ; le temps où mon automobile roulait 500000 kilomètres (voire davantage) au prix du seul entretien ; le temps où je pouvais causer dans l’turluphone avec n’importe lequel des quidams de l’administration et/ou des sociétés commerçantes ; le temps où ç’qu’j’savais qu’est-ç’que j’payais ; bref, le temps où les choses fonctionnaient.
Je préfère encore le téléphone fixe à la saloperie intempestive qui sonne à tout bout d’champ pour proposer des dragées qui n’existent pas et des calculs tirebouchonnés d’isolation thermique ; le temps où ç’que l’diesel me permettait d’rouler pour deux fois moins qu’à coup d’benzine ; le temps où c’est que l’pain il n’avait pas le même goût que l’bubble-gum à l’E951 ; le temps où ç’que j’prenais l’train d’nuit pour trois fois rien et que l’matin j’me frottais gentiment les quinquets devant l’jardin d’Perrache ensoleillé ; ah ça ! qu’c’est vrai que dans ç’temps-là on disait tous des tas d’couenneries, pisque gn’avait pas Ouikipedia pour nous rectifier la courbure des réflexions en ch’min…
Je me rappelle encore le merdecin (orthographe bienvenue d’Alfred Jarry) de ma grand-mère, à Caluire, qui n’était pas moins que l’gonze Dugoujon, maire du patelin, ç’ii qu’avait reçu dans sa cambuse l’gars Moulin à de Gaulle … Eh ben, ç’te Résistant qu’on sait, sûr qu’il était sympa, à preuve qu’i’s’déplaçait jusque chez l’patient, qu’i consultait, au moins, une heure ed’temps et prescrivait attentivement de d’la tisane, des herbes folles, des cachetons, des fois, qui f’saient pas d’mal, et il taillait l’bout d’gras, buvait un coup, croquait un brin, et tsétéra ; même qu’il a tenu vivant mon grand-père, gazé d’14 et invalide conséquent à 100% des éponges, de quoi qu’il est crevé en octobre 58, 10 ans plus jeune que je ne suis céans.
C’était l’bon temps, quoique’ z’aujourd’hui, c’est sûr, c’est mieux ed’faire gigoter sous la mitraille des aut’s equ’ nous et que les zigues d’Ukraine et d’Kosovo se fassent décorativement trouer la peau – ça fait jaser les jeunots qui savent tout mieux, maint’nant qu’i’s s’font r’faire l’cerveau à coups d’intelligence artificielle.
Ben non ! On ne me f’ra jamais admettre que les Modernes vaudraient plus cher que les Anciens valaient.
Vive Dieu, la France et le Roi, et ce, «toujours au cri de “morts aux vaches!”».