Aziliz Le Corre.
Il faut lire et écouter Jean Sévillia, un journaliste et un auteur ami qui a fait depuis longtemps beaucoup d’excellente besogne pour contribuer au redressement de l’intelligence française !
Cet entretien – intéressant comme tout ce qui vient de Jean Sévillia – est paru dans le JDD, hier, 20 janvier. Nous nous dispenserons de le commenter, ayant déjà publié (4/01) son entretien donné au Figaro Magazine et son entretien oral avec Richard de Seze sur Radio Courtoisie (12/01). Jean Sévillia s’est aussi entretenu tout récemment avec Martial Bild sur TVL, et nous ne manquerons pas d’en mettre en ligne l’enregistrement vidéo, d’une grande qualité. Décidément, la réédition actualisée et augmentée de l’ouvrage de Jean Sévillia rencontre un large écho, et l’on doit simplement s’en féliciter.
COMBAT. Jean Sévillia publie « Les Habits neufs du terrorisme intellectuel », une édition augmentée de son best-seller publié en 2000. Selon le journaliste, les interdits posés par le politiquement correct ne pourront dissimuler longtemps les mouvements d’idées qui animent en profondeur la société française.
Le JDD. Vous avez publié Le Terrorisme intellectuel en 2000. Vingt-cinq ans plus tard, vous publiez une version augmentée, Les Habits neufs du terrorisme intellectuel. Que nommez-vous ainsi ?
Jean Sévillia. En France plus qu’ailleurs, un petit milieu, essentiellement parisien, placé au centre de la vie intellectuelle, politique et médiatique, décide des sujets qui sont autorisés ou au contraire interdits de discussion, et distribue des bons et des mauvais points de citoyenneté républicaine. Au lieu de discuter des questions de fond avec ses adversaires, ce milieu préfère discréditer ces derniers afin de leur ôter toute légitimité à intervenir dans le débat public.
Le terrorisme intellectuel consiste donc à diaboliser son contradicteur en lui collant une étiquette infamante : fasciste, réactionnaire, raciste, colonialiste, « extrême droite », homophobe, transphobe, etc. Ces mots n’ont plus de signification objective, ils ne sont là que pour procéder à des amalgames et faire taire ceux qui contestent l’idéologie dominante.
Quelle est-elle, cette idéologie ?
Depuis l’après-guerre, elle a varié. Dans les années 1950, les intellectuels étaient communistes et admiraient l’URSS. Dans les années 1960, après la mort de Staline et l’écrasement de la révolte de Budapest par les Russes, ils ont projeté leurs espoirs vers le tiers-monde en exaltant Hô Chi Minh, Mao ou Fidel Castro. Dans les années 1970, après 68, c’est le principe de déconstruction qui a prévalu chez les intellectuels, attachés à déconstruire l’autorité, l’école, la famille, l’entreprise. Dans les années 1980, la montée du Front national a provoqué une poussée d’antifascisme dont Lionel Jospin a reconnu après coup qu’il s’agissait de « théâtre », et l’antiracisme est devenu un impératif catégorique.
Dans les années 1990 a triomphé le droit-de-l’hommisme et l’illusion de la mondialisation heureuse. Chaque fois, les élites culturelles professaient avec bonne conscience un manichéisme opposant le camp du Bien, la gauche, les idées progressistes, et le camp du Mal, incarné par la droite et les idées conservatrices.
Mais qu’est-ce qui a changé depuis la première parution de votre livre, il y a vingt-cinq ans, et justifié une nouvelle édition ?
Je voulais d’abord raconter ce qui s’est passé pendant le quart de siècle écoulé, afin d’actualiser mon livre et de brosser un tableau complet de la vie intellectuelle et politique des années d’après-guerre à aujourd’hui. J’ai donc ajouté huit chapitres. Question européenne, insécurité, immigration, islamisme, censure des mal-pensants, genre, wokisme, barrage républicain : tels sont les domaines dans lesquels le terrorisme intellectuel s’est déployé. Mais je voulais aussi montrer ce qu’il y a eu de nouveau dans ce mécanisme. En 2000, les chaînes d’information en continu étaient balbutiantes et les réseaux sociaux n’existaient pas.
« On constate une judiciarisation croissante du débat »
Désormais, les débats permanents qui se succèdent sur les écrans et le fourmillement des réseaux sociaux fournissent un champ d’expression à la pensée libre. Aspect positif qui a sa contrepartie : la libération de la parole est l’occasion d’innombrables polémiques qui peuvent dégénérer dès lors que, dans le feu de la discussion, un intervenant a violé un tabou ou tout simplement employé un mot considéré comme suspect. On constate dès lors une judiciarisation croissante du débat.
C’est-à-dire ?
Pour une formule qui a déplu aux professionnels de la vigilance, on risque un procès. Une telle dérive est facilitée par l’évolution législative qui a conféré une interprétation extensive au racisme, concept abusivement applicable aux mœurs ou à la religion. Ajoutons que la violence verbale peut entraîner la violence physique, notamment dans les universités ou certaines grandes écoles où la confrontation entre adversaires peut se régler à coups de poing ou de barres de fer, selon une logique d’affrontement qu’on n’avait plus vue depuis la guerre d’Algérie ou les années d’apogée du gauchisme. Par conséquent, si l’objectif reste d’ôter tout crédit à son adversaire afin de le réduire au silence et de n’avoir même pas à débattre avec lui, les méthodes pour parvenir à cette fin se sont durcies.
Pourtant, de plus en plus de personnalités conservatrices s’assument comme telles dans les médias…
Dès 2002, dans son essai Le Rappel à l’ordre, l’historien de gauche Daniel Lindenberg dénonçait les « néo-réacs » : il désignait par-là des intellectuels dont beaucoup venaient de la gauche, tels Alain Finkielkraut, Marcel Gauchet, Philippe Muray, Régis Debray ou Jean-Claude Michéa, qu’il accusait de tenir maintenant un discours témoignant d’une « révolution conservatrice ». Ce courant s’est confirmé, mais a été rejoint, de plus, par une vague de journalistes et d’essayistes qui, dans les années 2015-2020, ont porté médiatiquement ce qu’on a appelé un « moment conservateur », encouragés dans l’expression de leurs idées par le succès d’auteurs comme Éric Zemmour, Philippe de Villiers ou Patrick Buisson. La chaîne CNews a donné une vitrine télévisée à ce courant de droite, achevant de constituer un pôle intellectuel qui échappe à la gauche.
« Dans le monde intellectuel, au sein du système médiatique et dans l’enseignement, le politiquement correct continue de dominer »
Je m’en réjouis, mais je ne crois pas que cela signifie la fin du terrorisme intellectuel car le système reste en place. Des brèches ont été ouvertes, des espaces de liberté ont été créés, mais dans le monde intellectuel, au sein du système médiatique et dans l’enseignement, ces canaux qui façonnent l’esprit des Français, le politiquement correct continue de dominer.
Si la droite n’a pas gagné la bataille des idées, estimez-vous qu’il existe une frange de la population qui « résiste » ? Vous donne-t-elle à espérer ?
Mais bien sûr. Il y a tout d’abord le choc du réel. Comment prétendre, par exemple, que l’immigration ne pose aucun problème quand tout le monde sait le contraire : d’après les sondages, 74 % des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés en France, opinion massivement exprimée à droite, mais qui reste à 52 % chez les socialistes, 51 % chez les écologistes, et encore 44 % chez les électeurs de La France insoumise.
Souveraineté nationale, insécurité, effondrement de l’école, expérimentations anthropologiques inquiétantes : on pourrait multiplier les exemples de décalage entre le discours officiel, le discours dominant, et la perception des citoyens. Les interdits posés par le politiquement correct et les manœuvres politiques du type barrage républicain ne pourront dissimuler éternellement les tensions et mouvements d’idées qui animent en profondeur la société française. ■
Les habits neufs du terrorisme intellectuel, Jean Sévillia, Perrin, 416 pages, 23 euros.