Même si bien des choses fort importantes nous séparent d’Alain Bauer, il faut lui reconnaître lucidité, parler cash, et, si l’on nous pardonne le terme, un certain patriotisme ou à tout le moins un sens acéré des intérêts de la France. Ce qui est déjà beaucoup et rare. Pour le reste, l’entretien est intéressant, le sujet est parfaitement « existentiel ». Le lecteur jugera, opinera… A noter que la démographe Michèle Tribalat a publié aussi, récemment, sur cette angoissante question de la dénatalité mortifère. Nous y reviendrons.
ENTRETIEN – Dans son dernier livre, La Conquête de l’Ouest (Fayard), le professeur en criminologie se penche sur les différentes crises qui frappent l’Occident, comme les migrations climatiques ou la dénatalité. Selon lui, nous assistons aujourd’hui à la revanche de l’histoire et de la géographie.
Le « réarmement » démographique voulu annoncé par l’État s’est limité à sa proclamation sans action.
LE FIGARO. – Dans La Conquête de l’Ouest , vous revenez aux origines de l’humanité et vous expliquez que les migrations sont une permanence dans l’histoire de l’humanité. Est-ce à dire qu’il est illusoire de vouloir les réguler ?
Alain BAUER. – Il est sans doute illusoire de vouloir les arrêter. Mais la régulation, par l’imposition de la frontière et des gardes-frontières, reste une option tout à fait réaliste. Encore faut-il savoir ce que l’on veut. Car depuis cinquante ans, avec l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing entouré d’une génération de libéraux, dérégulateurs et globalisateurs heureux, voire béats, la poussée générale à la suppression des contrôles, des règles, des protections étatiques, a produit un effondrement des dispositifs existant au nom du libre-échange des biens comme des individus. Curieusement, en dehors de crises migratoires nées de drames militaires ou de tragédies climatiques, l’Occident a su le plus souvent inciter à la venue de populations diverses, pour ses armées ou ses productions. Il est surtout submergé lorsqu’il est victime de ses incohérences, ballotté entre « morale » et « realpolitik ».
Vous insistez sur la permanence du paradigme impérial. Sommes-nous face à un retour en force des empires ? Avec quelles conséquences sur le plan migratoire ?
Les empires reviennent. La Turquie redevient ottomane, l’Iran s’affirme Perse, la Chine retrouve ses ambitions, la Russie veut retrouver son espace, plus orthodoxe que durant les tsars, les États-Unis veulent associer leurs contours économiques avec une expansion au nord (Canada, sujet envisagé dès 1781) et à l’est (Groenland, en partie occupé dès 1867). Le Canada dépend de son grand voisin pour son téléphone (on passe par le 1 pour les joindre) et pour sa défense aérienne et balistique (par le Norad). Une des plus grandes bases américaines est basée depuis plus de huit décennies à Thulé-Pituffik, et le Groenland est tenté de changer de parrainage depuis que son autonomie politique a permis l’émergence de forces indépendantistes. La dernière saison, prémonitoire, de la série Borgen souligne l’ampleur des tentations des grandes puissances (Chine, Russie, États-Unis) pour cette immense réserve de terres rares. Seule l’Union européenne, comme souvent, reste à la traîne dans la gestion d’un territoire immense qui a décidé en 1985 de s’en retirer… Nous assistons à la revanche, la vengeance aussi parfois, de l’histoire et de la géographie. Nous avons cru à la disparition des peuples, de la foi, des frontières. Le roman national supplante le récit national. Et qui tient les frontières tient les flux.
Vous concluez votre livre sur un chapitre intitulé : « la nature a horreur du vide démographique ». « Le vide démographique », est-ce la grande faiblesse des pays occidentaux aujourd’hui ? L’immigration est-elle le seul moyen d’y remédier ?
En tout cas, au rythme de la dénatalité, occidentale ou russe, mais qui commence aussi à toucher la Chine, il n’y aura plus grand monde à « remplacer ». La France avait tenu en fécondité et en natalité avant de baisser de manière continue depuis 2011 (sauf exception en 2021). Le solde naturel devient infime et le taux de fécondité est passé en quinze ans de plus de 2,03 à 1,62… avec une mortalité qui reste à un niveau très élevé. Le « réarmement » démographique voulu par l’État s’est limité à sa proclamation sans action. Et encore, une partie importante des effets positifs (en natalité, en fécondité comme en solde) est portée par des populations issues de l’immigration. C’est tout le paradoxe du débat qui devrait avoir lieu sur la réalité des enjeux de prise en charge des coûts sociaux entre une population qui vit plus longtemps, travaille moins, et ne peut plus supporter, sans apports extérieurs, les charges de Sécurité sociale et de retraite. L’immigration n’est pas la solution, en tout cas pas la seule. Mais faute de s’engager véritablement dans une politique claire et cohérente liant les problèmes, rien ne saurait les résoudre.
Vous revenez sur les différents concepts d’« intégration », d’« assimilation » et de « communautarisation ». Que signifient ces différents termes ? Et quel modèle la France a-t-elle choisi ?
Aucun. C’est d’ailleurs la marque de fabrique des politiques publiques depuis cinquante ans à quelques rares exceptions près (la politique de souveraineté militaire nucléaire voulue par Pierre Mendes France, le réarmement industriel et l’indépendance stratégique du général de Gaulle, le rétablissement des comptes publics par Michel Rocard, …). Les gouvernements voguent entre globalisation soi-disant heureuse, désindustrialisation, et pertes de souveraineté.
Dans un État qui a créé la nation, à la différence de la plupart des autres, la succession des rabotages, réductions, minorations, a entamé une puissance devenue résiduelle. Ne voulant plus, à juste titre, d’une assimilation forcée qui n’avait pas fait que des heureux chez les Basques, les Bretons, les Alsaciens, etc., le remords colonial national a poussé à la communautarisation en ratant l’épisode intégration, qui permettait de trouver un bien commun, la nation. Le « vivre-ensemble », formule magique et incantatoire n’a permis que de se retrouver à côté les uns des autres, au risque du face-à-face. ■