Cette publication de France Info (24.01) a suscité ce genre de commentaires sur les réseaux sociaux : « Les magistrats récoltent ce qu’ils ont semé ! De quoi se plaignent-ils ? » ou « Et ils ne peuvent en vouloir qu’à eux mêmes, la magistrature étant la principale explication de l’effondrement de l’efficacité et de l’autorité des forces de l’ordre depuis 1981…
Lors des procès sensibles, impossible de rater les policiers en faction devant les tribunaux. Mais dans l’intimité de leurs bureaux, les magistrats, en première ligne face au narcotrafic, se sentent parfois bien seuls face aux menaces. C’est le cas d’une juge d’instruction expérimentée qui a accepté de parler à « L’Oeil du 20 Heures » pour la première fois, de manière anonyme, pour préserver sa sécurité.
A l’époque, elle enquête sur une série de fusillades et de meurtres entre trafiquants de drogue à Nantes(Nouvelle fenêtre). Un dossier complexe, sensible et médiatique. Rompue à l’exercice, cette juge va sentir le danger après une série d’interrogatoires dans son cabinet, tendus, où les suspects la ciblent personnellement.
« Rafalée » à la sortie du tribunal
« Les insultes sont en permanence. On ne les retranscrit pas toutes. C’est beaucoup d’insultes à caractère sexuel, de ‘salope’, de ‘pute’ , de ‘aller vous faire foutre’, des choses comme ça. On est sur des choses avec un ton très agressif », confie-t-elle. La plupart de ces propos sont d’ailleurs consignés sur les procès-verbaux dont nous avons pu avoir connaissance, et ont fait l’objet de procédures judiciaires.
Des outrages puis des menaces. Devant elle, un suspect lâche en pleine audition cette phrase sybilline : « Tout se paye dans la vie ». Un autre est plus explicite à la fin de son audition. « On m’indique qu’on serait content si j’étais ‘rafalée’ à la sortie du tribunal. » Dans le jargon des trafiquants, cela signifie être visé par une rafale de balles, tirées à l’arme automatique.
« Sachant qu’on est sur des personnes mises en examen justement dans des dossiers avec usage d’armes. De se permettre de dire ça à un magistrat instructeur, c’est qu’il y a une vraie limite et une vraie barrière qui a été franchie. Je perçois qu’il y a quelque chose qui peut être dangereux. D’ailleurs, je l’avais dit à mes collègues à ce moment-là : le jour où il sortira de détention, il vaut mieux que je ne sois pas trop dans le coin.«
Un refus de protection inexpliqué
Or, quelques mois plus tard, ces suspects sont remis en liberté, pour des questions de procédure. Elle sollicite alors une protection policière… qui est rejetée. Elle s’en alarme dans un rapport, à sa hiérarchie directe, qu’une source judiciaire nous a transmis. « [Le commissaire] m’indiquait qu’une mesure de protection spécifique était refusée au niveau de son administration centrale (…) mais que je ne pourrai obtenir aucune décision écrite », écrit-elle. « Je renouvelle ma demande de protection compte tenu de la dangerosité des mis en examen et de leur important ressenti à mon encontre. » Il a fallu que son histoire soit médiatisée pour qu’elle obtienne enfin une protection rapprochée. Depuis, elle a déménagé, et n’instruit plus de dossiers.
Ce n’est pas la seule. Dans le Vaucluse, une autre juge, menacée elle aussi a demandé sa mutation en Nouvelle-Calédonie. Depuis Nouméa, elle a nous a envoyé un message : « Merci de l’intérêt que vous portez aux magistrats menacés, vous devez bien être le seul. (…) Cette affaire m’a fait beaucoup de mal et beaucoup fragilisée. » Dans un courrier à sa hiérarchie, elle avait même fait un constat d’échec. « [Les suspects] ont obtenu ce qu’ils voulaient, à savoir : choisir leur juge. »
Alors, que fait la justice pour protéger ses magistrats ? En réalité, leur protection dépend d’un autre ministère, celui de l’Intérieur. Après analyse de la DGSI, c’est l’administration policière qui décide. Une vingtaine de magistrats seraient ainsi protégés en France, souvent temporairement, à la fois pour des menaces venues de terroristes ou du crime organisé. C’est ainsi que deux procureurs de Douai ont été récemment placé sous protection(Nouvelle fenêtre) après un projet d’action violente à leur encontre.
Deux ministères pas toujours d’accord
Parfois, les motifs de refus de protection semblent bien flous. Le ministère de l’intérieur n’a pas répondu à nos questions. Et cette opacité crée parfois quelques incompréhensions du côté de la Chancellerie. « Je ne connais pas la méthodologie suivie par le ministère de l’intérieur », lâche un ancien haut directeur au fait de ces dossiers. Plus diplomatiquement, le porte-parole du ministère de la Justice, Cédric Logelin, refuse de « commenter leurs décisions », assure qu’il n’y a pas « d’embolie », mais admet qu’il y a parfois des contestations auprès du ministère de l’Intérieur. « Ce qu’il est possible de faire, c’est de demander un réexamen des dossiers », assure-t-il.
Si le ministère de la Justice a créé l’été dernier un bureau spécial dédié à ces menaces, composé de huit agents, pour faciliter le dialogue avec la place Beauvau, il reste donc des incompréhensions. A l’Union syndicale des magistrats (USM), qui accompagne plusieurs collègues menacés, on soupçonne que ces refus soient parfois motivés par des questions budgétaires.
« Dire qu’on peut tout faire, c’est faux. Et dans l’évaluation du risque, on fait bouger les curseurs aussi en fonction des moyens. On est très inquiets. On ne se demande plus si ça va avoir lieu, mais quand. Face à des groupes extrêmement bien structurés, avec des moyens d’agir, notre protection apparaît bien faible », alerte Aurélien Martini, secrétaire général adjoint. Passé de l’Intérieur à la Justice, Gérald Darmanin promet, lui, d’alourdir les peines de ceux qui s’en prennent aux magistrats. ■